Léo Ferré - À mon habit

À mon habit

Texte de Léo Ferré

Je ne vous ai mis qu'une fois dans ma vie, enfin, jusqu'à ce jour, et j'espère que vous aurez une fois encore le privilège de me vêtir ne serait-ce que pour sacrifier à un lieu commun tellement mondain qu'il en a perdu le sens critique. On s'habille en lieu commun et l'on en rajoute, même si l'on est un fin styliste... Je vous ai mis un soir de gloire, c'est peu, mais ce peu fut grandiose : des lustres, un Prince, quatre-vingts musiciens et une baguette. Il paraît que vous fîtes des ravages tels dans le coeur de ces messieurs de la province qu'un prurit vestimentaire depuis ne cesse de les tourmenter... Vous voyez bien que j'en rajoute. Las, vous êtes une queue de pie, menteuse je suppose, comme il se doit dans le langage idiomatique, un frac désabusé, toujours désabusé, le frac, bref, un smoking à l'échelle 20. On ne va guère plus haut. Vous êtes l'empereur des habits de soirée et les empereurs qui vous enfilent, s'il en reste, ressemblent aux maîtres d'hôtel qui les servent. J'ai envie d'appeler les empereurs Garçon ! Vous, on vous met une cravate blanche, on vous prête un mannequin et vous faîtes la vitrine d'un grand magasin. Vous êtes sublime, à l'étalage... pardon, ce n'est pas de vous qu'il s'agit puisque je ne vous ai mis qu'une fois et que, dans l'espoir de rééditer cet avantage, je vous garde depuis lors, sur un cintre, acheté en 1950, appareil dont le ressort qui bande la tringle du pantalon est défaillant, ce qui fait que vous êtes souvent seul à augurer de mes épaules sur le bois courbé en tenant lieu pendant que mes braies lèchent par terre la poussière que Denise n'a pas cru devoir réprimander. La poussière chez nous est anarchiste, elle n'en fait qu'à sa laine, qu'à ses catons, qu'à ses mèches. De toute façon, ne vous faîtes pas de trame exagérément, dès que je serai en état d'habit je prendrai pour vous un rendez-vous à la clinique du pressing comme disent les gens qui feuillettent confusément le Larousse's Book...

Je sais que vous lorgnez sévèrement vos confrères, dans la penderie, je sais qu'ils sont souvent crottés et boueux, sur le côté extérieur du bas des pans de pantalons - excusez l'allitération - je sais enfin que vous vous ennuyez au bout de la tringle... C'est justement pour vous éviter une promiscuité - ah ! comment dit-on ? .... gênante, c'est ça, que je vous ai choisi ce coin tranquille et vous prenez pour un exil ce que vous eussiez dû accepter comme une faveur. Qu'à cela ne tienne, vous allez rentrer dans le rang et vous mélanger à la foule des tissus compromis et fatigués : il y a les chandails, aux couleurs violentes, vous ne leur adresserez pas le moindre revers, vous n'aimez que le noir, distrait simplement par un peu de blanc de nuit, ils s'en fichent les chandails, ce sont des phares ; il y a mes costumes noirs, plusieurs, ceux-là vous feront pitié, car ils brillent déjà tellement ils ont couru les bois, les champs, les théâtres, avec aussi les longues stations pliées sous le tableau de bord de la voiture ; il y a mon costume à petits carreaux verts, déjà démodé par la largeur des pantalons, cassant trop sur le soulier, et qui en a vu lui aussi à travers ses petites vitres écossaises ; il y a des fautes de goût dont je ne parle jamais aux journalistes qui n'oseraient pas les trouver tout seuls ; il y a parfois un manteau de femme, j'aime assez qu'un manteau de femme, dans mon placard, vienne égayer de son galbe et de ses parures en godet ou non la rigueur de mes vêtements d'homme ; il y a des souliers, au-dessous, mais ils sont vraiment trop bas pour jamais atteindre à vos jardins suspendus de grains de poudre... Vous verrez, ce sera d'abord tout beau tout nouveau, et puis vous trouverez qu'on vous dérange vraiment trop souvent, vous susciterez votre premier domicile, au bout de la file, pardon, en tête, comme les empereurs !

Si je ne vous mets plus jamais, cela ne dépendra pas de moi, mais des circonstances comme on dit, il y a toujours ces "circonstances" qui nous empêchent d'en finir, nous, les hommes, et qui nous aident à continuer de vivre. Dans tous les cas, si je ne vous mets plus, vous pourrez toujours dire au fripier qui vous recueillera plus tard : "J'ai appartenu à un musicien qui a dirigé un concert dans sa vie et qui n'a pas été fichu d'en diriger un second". Et voilà on vous louera, vous sortirez beaucoup parce que vous êtes beau. Et puis, un jour, tout finira pour vous aussi : il en est des habits comme des hommes, ils s'usent, ils s'usent, ils s'usent...

Adieu, mon habit, ou au revoir, et merci. Il paraît que le fameux soir de nos fiançailles j'avais un dos superbe ; pour un chef d'orchestre c'était très important. Ah ! il faut que je vous dise, au fond, je n'ai jamais beaucoup aimé sortir "dans le soir". J'aurais bien aimé sortir "dans la musique", alors, tant pis, je reste à la maison, en pantoufles, à vous écrire. Si je vous avais eu quand j'étais dans les ennuis - il y en a qui sont dans les affaires, d'autres qui sont dans les ennuis- au lieu de vendre mes livres, c'est vous que j'aurais vendu parce que vous eussiez valu plus cher qu'eux. Et voilà ! l'amour s'arrête toujours devant le boulanger, et les sentiments, à la fin d'une lettre.

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