LEO FERRE - J'AURAI BIEN AIME CONNAITRE DANTE

Extrait de l'article
"LEO FERRE : J'AURAI BIEN AIME CONNAITRE DANTE !"
recueilli par Ornella Tondini "AUTREMENT"
"Toscane, le balcon de la vie"


Dans mon village, je ne connais personne. Pourquoi devrais-je les fréquenter ? Si je les rencontre, je les salue, c'est tout. "Bonjour, ça va ?", c'est le seul contact que j'aie avec les Toscans. Ils ne m'intéressent pas. Mais pas qu'ici, bien entendu, en France aussi, je ne fréquente pas les gens, jamais nulle part. J'évite de vivre avec les autres, parce que je suis déçu presque immédiatement. Je vois tout de suite les défauts chez l'homme. Les gens sont comme ils sont, ça ne me regarde pas, mais je ne vois pas de raison pour pousser plus loin. Il y a des gens intéressants ? Sûrement, mais je n'ai pas à les connaître, il ne me faudrait faire que ça. Je ne suis pas le Christ, moi. Remarquez que le Christ, il s'en foutait aussi, il ne connaissait personne non plus.

J 'aurai aimé connaître Dante, voilà tout. On m'a raconté une histoire sur lui qui me plaît beaucoup. Ca se passe sur la place de l'église, de ce grand machin au milieu de Florence... Santa Maria quelque chose. Il y avait une petite ouverture et Dante était accoudé là en train de lire. Un étranger passe et lui demande : "Qu'est-ce que je pourrais manger aujourd'hui ?" Dante, sans lever les yeux, répond : " Des oeufs. - Mais de quelle façon ? - Durs." Le type repart. Un an après, il repasse. Dante est au même endroit, en train de lire. Il lui dit : "Et avec les oeufs? - du sel."

Ca, c'est toscan, c'est l'humour toscan. Dante est formidable. Sa langue est encore lisible. La seule fois où j'ai vu Sartre, on a déjeuné ensemble, on a parlé d'un tas de choses. Je lui ai raconté que j'habitais en Italie, et je lui ai demandé pourquoi je pouvais lire et comprendre Dante, tandis que les poètes français de la même époque, cela m'était impossible. " Pourquoi le français a-t-il tellement évolué, alors qu'il vient aussi du latin, comme l'italien ?"
Il a répondu : "C'est la bourgeoisie."

J'ai beaucoup lu. Je ne lis plus, je n'ai pas le temps. J'écris des chansons, mais surtout je travaille sur un matériel énorme, avec lequel je peux encore faire cinq ou six disques, en mettant seulement au point l'orchestration.
Et je chante beaucoup, près de cent galas par an. Je vais maintenant partir pour des soirées au Luxembourg, avec cent choristes et quatre-vingts musiciens d'orchestre.
C'est un travail énorme, la préparation, les répétitions. Je chante et en même temps je dirige l'orchestre ; il faut avoir une double mémoire sur deux registre différents, pour les paroles et la musique. C'est tellement difficile que je dois le faire d'instinct, sans réfléchir, sinon je perdrais le fil. Les gens ne se rendent pas compte de l'effort ; ça les emmerde que je chante et que j'écrive la musique. Aucun autre chanteur ne fait ce que je fais avec l'orchestre.
Je n'ai pas de studio d'enregistrement chez moi, j'enregistre à Milan depuis des années, et , en général, j'arrive pour mes spectacles avec les bandes enregistrées sous le bras, un technicien au magnétophone, et un autre dans la salle pour le son et pour les lumières. Je m'en sors. J'arrive cinq minutes avec d'entrer en scène, l'orchestre est sur les bandes.

J'ai mis une fois en musique un poète toscan du XIIIe siècle, Cecco Angolieri. Bien avant de venir en Italie j'avais fait un disque avec les poèmes de Rutebeuf, et quand j'ai découvert qu'exactement à la même époque avait vécu à Sienne un autre poète qui avait les mêmes problèmes de femmes et d'argent, j'ai adapté la musique de Rutebeuf à ce poème étonnant " Si j'étais le Feu, je brûlerais le monde, si j'étais l'Eau, je ne noierais, si j'étais la Mort, j'irais chez mon père, si j'étais la Vie, je ne resterais pas avec lui, et je ferais de même pour ma mère. Si j'étais Cecco, ce que je suis et fus, je prendrais les femmes belles et jeunes, et les vieilles et laides je les laisserais aux autres."

Un copain italien a édité le disque, qui s'appelait Cecco, avec une chanson pour Allende sur l'autre face, et il m'a fait inviter à "Domenica in", une émission très populaire de la télévision italienne, menée par un présentateur, Bippo Bando, qui est un véritable monstre de médiocrité épanouie. A l'audition, parce qu'on n'enregistrait pas en direct, je chante d'abord au piano " La Solitude" ; Bippo Bando écoutait, perché sur son tabouret et , en face de moi, il y avait un fonctionnaire, une femme. Attention : il n'y a rien de plus horrible à la RAI que cette sorte de femmes, elles sont abominables. Quand je chante "La solitude est dans mes culottes" - parce que c'est ça, bien entendu, la vraie solitude - ils échangent un regard pincé, et ils déclarent qu'ils ne peuvent pas faire passer ça. Je me suis levé comme un fou. Je serai parti sur le champ, si je n'avais pas promis à mon copain d'être à cette maudite émission. J'agresse la fonctionnaire : " Ne portez-vous pas de culotte, Madame ?" Je demande ça à tout le monde, à deux jeunes actrices dont j'ai oublié le nom... bref un scandale. Finalement on enregistre. Je chante seulement le poème de Cecco, mais, à la fin, je m'adresse à Bando et je lui dis : " Vous savez, Cecco Angiolieri est éternel : ce n'est pas parce qu'il a écrit au XIIIe siècle que son poème ne doit pas faire peur, et s'il avait vécu aujourd'hui, il aurait écrit "La Solitude", et vous l'auriez empêché de chanter."

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