Léo Ferré - LA CLOITREE

Témoignage de la cloîtrée


Extrait de L'OPERA DU PAUVRE
de Léo Ferré
PREMIER TABLEAU
SCENE 3

Le Corbeau
Alors...ma Sœur ? C'est comme ça qu'on dit ?
La Cloîtrée
J'ai demandé à être libérée pour venir témoigner en faveur de la Nuit. Comment on m'appelle ? Je m'en fous.
Le Corbeau
Ah !
La Cloîtrée
Je sais très bien que vous ne pouvez pas supprimer la Nuit. Je sais que vous envisageriez volontiers de le faire, mais... Ce seul fait d'imaginer une chose pareille me défait, m'insupporte, même si cela devait me libérer de mon mal. Le Corbeau
Quel mal, Madame ?
La Cloîtrée
Cette machinerie interne qui nous fait les complices du mal, de l'infortune. Du passé qui nous remonte, de tous vos passés qui nous remontent comme des chants antiques et inécoutables.
Le Corbeau
Expliquez-vous, madame. Parlez-nous de la Nuit et de tout ce monde que vous nous laissez entrevoir et dont nous n'avons aucune idée, même le jour.
La Cloîtrée
Cette machinerie interne qui nous fait les complices du mal, de l'infortune. Du passé qui nous remonte, de tous vos passés qui nous remontent comme des chants antiques et inécoutables.
Le Corbeau
Expliquez-vous, madame. Parlez-nous de la Nuit et de tout ce monde que vous nous laissez entrevoir et dont nous n'avons aucune idée, même le jour. La Cloîtrée
La Nuit, Monsieur, c'est notre fortune à nous, les emprisonnées, les irrécupérées, les fabuleuses dames du noir et de la déraison bien arrangée, avec le lit carré, les lumières éteintes et le souci de n'être jamais que des alarmes bien construites et sous des linges qu'on ne peut montrer puisqu'ils ne cachent que l'idée que l'on se fait de nous, et de nos problèmes qui sont aussi les vôtres et dont vous prenez bien garde d'y accorder vos guitares civiles, malgré le sens de la pratique courante du laisser-aller, et des orages de raison qui ressemblent à s'y méprendre aux oraisons de la mort lente. Nous vivons la mort et par delà le cynisme de cette vertu particulière, nous avons la chance de nous confondre avec la morale courante et imbécile.La Cloîtrée
La Nuit, Monsieur, c'est notre fortune à nous, les emprisonnées, les irrécupérées, les fabuleuses dames du noir et de la déraison bien arrangée, avec le lit carré, les lumières éteintes et le souci de n'être jamais que des alarmes bien construites et sous des linges qu'on ne peut montrer puisqu'ils ne cachent que l'idée que l'on se fait de nous, et de nos problèmes qui sont aussi les vôtres et dont vous prenez bien garde d'y accorder vos guitares civiles, malgré le sens de la pratique courante du laisser-aller, et des orages de raison qui ressemblent à s'y méprendre aux oraisons de la mort lente. Nous vivons la mort et par delà le cynisme de cette vertu particulière, nous avons la chance de nous confondre avec la morale courante et imbécile.
Le Corbeau
Je ne comprends rien, Madame. Qu'est-ce que vous appelez la morale courante et imbécile ? C'est un peu la vôtre aussi avec ses sortilèges appris dans les bars, dans les rues des villes, la Nuit bien sûr, alors que certaines femmes ont le pouvoir de nous raconter des histoires qui nous embarrassent au point de les chasser de nos pensées parce que c'est la coutume, non ?
La Cloîtrée
La coutume... Sous nos jupes noires, amples et longues, Monsieur, tout le monde se transforme et devient la clef de voûte de notre commisération, de notre dédain...
Le Corbeau
De vos envies aussi. Qu'est-ce donc qu'il se passe sous vos jupes entravées, il faut bien le dire, malgré que vous les prétendiez amples ?
La Cloîtrée
Sous nos jupes, il y a le monde que nous inventons et dont nous nous servons, le Nuit, pour le surprendre et le battre. Le jour, nous prions. La Nuit, nous inventons.

LA CLOITREE

Le Corbeau
Quoi ? Madame... vous inventez quoi ?
La Cloîtrée
La Vie avec ses valeurs éternelles. J'ai dans ma culottes le chiffre exact de vos béatitudes et quand je me couche, je pars en vacances dans vos pensées, au fond de vos rêves longitudinaux ou excentriques, cela dépend de la valeur que vous attribuer à la géométrie du sexe. Le sexe est une figure qu'il faut savoir traiter comme telle, et ne pas s'embarrasser du vertige, de la foi trahie et de l'intolérable faculté que nous avons de le vêtir d'irrévérences, d'insomnies jouées et calculées.
Le Corbeau
Pourquoi " calculées " ?
La cloîtrée
Parce que la pensée se mêlant au sexe, cela fait l'érotisme bafoué... Alors que l'érotisme est un don de Dieu, une bribe de ce qu'il y a vraiment derrière les étoiles et tout ce fatras d'ignorance astrologique qui ne sait pas qu'il se passe vraiment du côté de l'Univers clos et introuvable.

LA CLOITREE

Je suis un univers, Monsieur, vous aussi. Nous sommes des bulles vacantes dans la pensée des chiffres qui s'ennuient.
Le Corbeau
Vraiment je ne comprends rien, mais rien, Greffier ?
Le Greffier
Miaou ! Miaou !
La Cloîtrée
Et voilà ! nous en revenons toujours à ce point précis, Monsieur : un cri, une plainte, un système de défense orale qui embouteille notre circulation, comme dans la rue, oui, avec toujours des parallèles qui jouent à se défendrent de ne pouvoir jamais se rencontrer. La nuit, je vous invente. J'ai mille amants qui me congèlent et que je presse comme des oranges ou comme un devoir à terminer et à rendre indemne de nos rescousses et de ces chants lointains que nous prenons pour des antiennes et qui ne sont que des musiques malheureuses sur vos propos courants et sans objet.
Le Corbeau
Toutes ces pensées, grâce à la Nuit ?
La Cloîtrée
Il fait toujours nuit, chez moi, Monsieur.
Dans le soir je m'absente. Le jour est une faute de goût de l'astronomie. Bien sûr, il y a les fleurs, les fruits, cette éternelle vibration de la lumière qui vous étonne et qui m'ennuie. Que vienne la galaxie de l'évidence, celle qui nous apprendra le langage du Rien.
Le Corbeau
Vous voulez dire le " néant " ?
La Cloîtrée
Non, le néant ça ne peut se parler, le Rien est une formule enfantine et je suis une enfant.

LA CLOITREE

Je vous salue. Sauvez la Nuit.

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