Léo Ferré - DIS DONC, FERRE

Extraits du livre de Françoise Travelet :
" Dis donc, Ferré..."

Seul au milieu de ses musiciens, avec ses poings qui martèlent la musique, tandis que sa bouche sussure les textes ou les éructe : Ludwig, réponds.... t'es sourdingue, ma parole, leur ayant imposé son rythme et son interprétation, il domine la salle et triomphe, à Genève, à Bruxelles et au Palais des Congrès de Paris, avec les spectateurs debout et les ovations.

"A genève, je dirigeais avec les partitions sous les yeux et c'était une servitude pour moi, comme c'en est une pour le public. La Suisse m'a permis de savoir que je pouvais diriger un orchestre ; c'est en Belgique, en oubliant volontairement les partitions lors de la dernière répétition, que j'ai décidé de tout diriger "par coeur". Et, contrairement à ce qu'on pourrait penser, c'est beaucoup plus facile.

Un grand chef d'orchestre, Dimitri Mitropoulos, aujourd'hui décédé (il avait précédé Leonard Bernstein à la tête de l'Orchestre philharmonique de New-York), répétait par coeur. Quand on lui avait demandé pourquoi, il avait répondu : "Parce que c'est plus facile" ; et c'est vrai!
Bien sûr, il n'est pas facile de tout apprendre mais, quand c'est fait, pour moi qui dois également chanter, c'est une libération considérable."

La musique est entrée totalement dans la vie de cet homme qui ne pensait qu'à elle, et c'est sans doute sa plus grande sincérité. C'est aussi son plus grand bonheur car Ferré est heureux - et ça se voit.

Un orchestre comme une toile
Et je suis l'araignée
Géomètre et superbe

Aux répétitions, pendant cette mise au jour progressive ou fulgurante d'une phrase musicale, l'orchestre reonnaissait qu'il y avait du génie dans ce chef qu'il n'attendait pas. Et, face à la salle, ses musiciens placés, eux, de trois quarts dos au public, il imprime aux archets le crescendo des Amants tristes juste avant le cri, il imprime aux cuivres le rythme jazzifiant du Concerto de Ravel.
Le travail de répétition n'est pas racontable, mais quelques bandes enregistrées font entendre la voix de Léo détaillant la partition de mémoire, et c'est étonnant de beauté et d'intelligence. De complicité aussi quand, un bruit extérieur de marteau venant à troubler leur travail, il remarque : "Au concert, il arrive qu'on n'entende pas voler une mouche. Parce que les mouches écoutent ! Mais les mouches bipèdes..."
ou quand, à un autre moment, il explique aux musiciens :
"Il faut jouer ce qui n'est pas écrit, il faut le deviner, me deviner ...Et puis me regarder parce que, souvent, je change !"

Ferré dirige et chante. Décalage obligatoire - gênant seulement pour les amateurs de variétés - entre ses mains qui s'adressent à l'orchestre et les mots qui sortent de sa bouche. La performance réussie par lui de cette séparation entre le texte pour un instrument (lui-même) et la musique écrite pour quelque cent quarante musiciens et choristes, les critiques ne l'ont généralement pas vue. Pas plus qu'ils n'ont perçu le bonheur qui se communique aux spectateurs. Pas plus, sans doute, qu'ils n'ont écouté la musique inscrite désormais sur un disque sans voix humaine : Ferré muet dirige Ravel et Léo Ferré. Ils se sont indignés que Ferré pût inclureCoriolan de Beethoven dans sa propre Préface et juxtaposer ses textes et le Concerto de Ravel ...Combien d'entre eux, cependant, sauraient lire la partition de Love ou de Requiem ?
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Mais au-delà de la critique, il y a l'enthousiasme de quatre mille spectateurs debout, le soir même de la Générale.

Alors, Léo Ferré chef d'orchestre ? Déconcertant sans doute, mais fascinant - en dehors même de la performance. Le Mal-Aimé n'a jamais eu autant de force et de beauté que le 12 novembre 1975 au Palais des Congrès. Et, lorsqu'on revoit le spectacle, on s'enchante de nouveau devant l'unification des musiques Toute la Musique. De Beethoven et Ravel à la chanson. On lui a reproché la prétention de ce titre) mais, tout classer, répond-il, on perd la créativité, on perd la Musique. Cette musique, elle sort plus que jamais des "tripes" de Léo Ferré, et c'est cela qui est beau et émouvant comme le faisait remarquer Claude Fléouter dans Le Monde.
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