Léo Ferré - Écoute !

Écoute !

Texte de Léo Ferré

Salut Kamel,
Salut l'Algérie
31 décembre 1977
Il y a encore une heure et demi et ce sera 78
Qu'est-ce que ça change
De toute façon, je vous aime bien
J'avais promis à Kamel de lui parler comme ça à travers les ondes
Et voilà qui est fait, je pense, comme je peux le faire
Je parle à n'importe qui Aux machines à écrire En as-tu pris des coups, petite ! sous le style et les comptes et le graffitis chics
et Shakespeare coincé là-bas dans son Not To be
Boule, boule dis-moi
Quand je dis boule je veux parler de la petite boule qui comporte les caractères d'une machine à écrire à la mode
Boule, boule dis-moi et c'est moi qui te tourne
Aux portes de secours dans ce ciné d'outre-passé
Je parle avec les chiottes pas loin où meurent les victoires
Aux chagrins orphelins dans les rues de la terre et puis dans les chemins aussi avec de la bruyère
Aux putes Saint-Denis comme un "I" sur la glace
Aux chansons vagabondes avec du vague-à-l'âme
Aux trésors enfouis dans la tête des gens
Aux particules spécialisées dans la défaite
Aux paravents de biais sur mon âme en cache-nez
Aux radios dans la nuit qui halètent des signes
Écoute ça c'est le signe de Victoria, "O Vos Omnes", écoute ce choeur
Sur ces draps que la Mort figurée te conseille
Je ne veux pas connaître la maison de ma mort, Kamel
Éparpillé, petite, c'est comme ça que je meurs sur les hectares de Créteil, le soir, dans le tumulte
Je parle à la sueur fidèle et que tu mouches vite
Aux pianos droits Aux pianos faux Aux pianos de misère
À cette girl septante fois putain septante fois misère septante fois caduque
À ce particulier qui pue tout ce qu'il sait et il en sait, j'vous jure !
Aux magasins cachés dans le port des obstacles
Écoute, écoute, écoute, écoute, écoute ! Je parle aux rues barrées où le silence fait fortune
À ces deux copains-là qui se grattent la tête
Aux carnavals parqués à la Fête à Neuneu
Aux sources du Carmel quand les frangines coulent
À cet "X" barré sparadrap de fortune
Aux calices vidés dans les bars-tabernacles
Au coca goudronné de cette fleur de l'âge entrevue à minuit l'autre jour à Créteil
À tout ce qui la tient haute-perchée glissante vers un job de fortune à la sortie d'un songe
Je parle à l'archange mixé dans un drug de misère
Je veux dire un drugstore t'as compris
À ce mouton vêtu de sang dans cette rue toscane
LASCIATE OGNI SPERANZA toi qui canes
Écoute, écoute, écoute, écoute, Kamel !
Salut !

--------- Pour aller plus loin ------------

Extrait de la préface d' Alain Raemackers (CD "Je parle à n'importe qui" des éditions "la Mémoire et la mer") :
L'album que tu tiens dans les mains, que tu viens de libérer fébrilement de sa gangue plastico-cellophane (et que tu as peut-être déjà écouté bien avant la lecture de ces quelques lignes) n'aurait jamais dû paraître.
Ce n'est pas une publication voulue et autorisée par Léo Ferré, bien qu'il en ait permis la diffusion au moins à une occasion (voir plus loin).
Mathieu Ferré l'a découvert et écouté pour la première fois dans la nuit du 14 au 15 juillet 1993.
.../...
Début août 1977, Léo ferré se rend en Afrique du Nord (Algérie-Tunisie) pour une série de récitals.
À cette occasion, il fait la connaissance à Alger de Kamel Benyahia, journaliste et programmateur d'une radio locale.
Léo promettra à Kamel de "lui parler comme ça à travers les ondes". C'est donc à lui qu'il réservera la primeur de cet enregistrement en l'enrichissant d'une postface.

Page suivante