ET ....BASTA !


Poème de Léo Ferré
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Regardez-moi
Passants de rien, poules de luxe, fleurs incroyables
Regardez-moi
Je suis un migratoire, un migratoire
Je suis un vieux corbeau qui court après une charogne comme un chien de course après le leurre
Je suis un vieux corbeau de la plaine où je vais m'englânant des trucs dégueulasses, de vieilles graines d'homme qu'on a trop employées
Je suis un vieux corbeau qui court après une corbeaute
Je croasse comme on peut croasser quand on est un vieil oiseau de cinquante-sept piges

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Je tiens que le désespoir des ordures est une incompétence biologique à pouvoir en sortir un jour ou l'autre, coûte que coûte
Quand la merde déborde, c'est encore de la merde
à ce moment-là, je connaissais une chanteuse... Vous la reconnaîtriez aussi, c'est facile. Une chanteuse qui a le derrière sur la figure, ça vaut la carte d'identité, non ?
Et puis, Madame Lechose, taulière blonde, un peu grasse, un peu... Taulière à L'Escalier de Moïse, où il y avait de tout, du Fernand, du Ferré qui chantait au piano, avec son chien et ses grimaces, et son petit cachet...
- Dis-donc, Léo, ça ne te gêne pas de gagner de l'argent avec tes idées ?
- Non. ça ne me gênait pas non plus de n'en pas gagner avec mes idées, toujours les mêmes. Il y a quelques années.


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Vois-tu, la différence qu'il y a entre moi et Monsieur Ford ou Monsieur Fiat, c'est que Ford ou Fiat envoient des ouvriers dans des usines et qu'ils font de l'argent avec eux.
Moi, j'envoie mes idées dans la rue et je fais de l'argent avec elles. ça te gêne? Moi, non! Et voilà !

Madame Lechose, un peu blonde, un peu... Je la regardais, des fois, en chantant, juste en face de moi, qui n'en perdait pas une, qui n'en perdait pas une de ses fiches, et le whisky tant, et le gin-fizz tant, et le citron pressé tant... Et mon citron pressé ?
La Mère Lechose, un peu blonde, un peu grasse, toujours à l'heure, comme les vrais artistes, ceux qui travaillent, et comme ceux qui font travailler les artistes. Je faisais la salle.
Jamais les clients. Arkel, mon chien, venait me chercher après le Flamenco de Paris. C'est tout ce que j'ai eu de vraiment espagnol à ce moment-là. Ce devait être un chien exilé.
Je rentrais chaque nuit avec le chien dans le désert Paris, dans cette brume des garages où reste un peu, le soir, après que les voitures soient passées, de cette odeur des temps modernes qui vous remonte du fond de votre carter, portant le deuil des foins brûlés. Je rentrais chaque nuit dans le désert Paris.
Les putains ne m'accrochaient jamais. Elles savaient que j'étais un homme public, Elles, les filles publiques...
- Alors, comme ça, on se prostitue, Ferré !
Je rentrais chaque nuit dans cette maison douce où gouttait l'eau du robinet, dans cette cuisine un peu salle de bains, avec sa cuvette..

Je vivais à ce moment-là avec une femme. Assez longtemps, avec aussi des problèmes de mouise, d'attentes au bout d'un téléphone qui ne sonnait jamais. Le téléphone, quand il sonne trop souvent, on s'arrange pour faire répondre qu'on est là ou qu'on n'y est pas.
Les importuns ne croient jamais ainsi qu'ils vous importunent et vous êtes tranquille. On ne peut pas être plus sociabilisé, pas vrai ? Et puis, les commissions, le dentiste, les droits d'auteur minces, minces... Quand on travaille comme on veut, on touche comme on peut.
J'allais chercher les sous moi-même, toujours moins de cent mille balles. Pas de chèque, et vite un restaurant dans un bon quartier.
Et puis et puis, les souvenirs s'entassent. Le mariage vous mine petit à petit. On est fidèle parce que c'est l'usage et les années s'entassent aussi. Les souvenirs, d'ailleurs, c'est du présent discutable. On est d'hier, toujours. Moi, je vivais demain et ça fabriquait les malentendus. Un artiste vit toujours demain, sinon il est fait pour l'usine. À l'usine, le présent, c'est un cadeau quotidien, incessant. On peut te congédier, alors tu prends des dispositions particulières pour ne gueuler qu'en connaissance de cause et dans le silence revenu des retours à la maison. À la table de travail, devant la page blanche, l'artiste n'est pas là. Il vit là-bas, loin de tout, du téléphone, de sa compagne, de ses problèmes.
La solitude est une affaire d'ordinateur. Moi, je me perfore loin des imbéciles et du propos courant.
On me hait.
LEO FERRE - ET...BASTA !Page 2/5 Je m'en fous. Je suis un autre mec. Voilà.
















Ni dieu, ni maître, ni femme, ni rien, ni moi, ni eux et Basta !

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