Texte de Léo Ferré
Introduction au disque
" Léo Ferré chante et dirige La Chanson du Mal-Aimé
de Guillaume Apollinaire "
1972

" Il y a vingt ans
que je n'écris pas de musique "

Léo Ferré - La Chanson du Mal-Aimé

" Tout ce "mal aimé " - moi - mes tonnes de papier à quarante portées bien noires. Quarante portées à chemins de croix, avec parfois, quelques stations à cigarettes. Un an plié, sous la manus de ce Guillaume.
Un an de mal au dos, de mal aux yeux et à l'imaginaire. Un an de devoirs, de rigueurs, dans la fumée de poële fumeur.

J'ai pris le paquet et je suis parti, en haut de cette Grande Armée, puis descendant sur Friedland, à la Radio. Assis dans le couloir, dans ce printemps qui pue le papier carbone et le mégot public.
Assis, troublé, avec mes ailes de componist "parisien" et mes exercices d'orchestre sous le bras,
les cors gueulant, ouverts, contre les flics de flûtes et des violons assassinés, en bonne tenue,
sous l'oeil proche du Comité.

On m'a fait entrer chez les termites. Gilson ressemblait à une armoire à transformation.
Dehors il poëtait, dedans il recevait. A noter qu'il faisait partie du jury du Prix Apollinaire.
Vous voyez le topo ? Il usait du téléphone intérieur et de la pierre ponce.
Il était propre, comme un prêteur romain, etaffable, et dolcissimo. Il était parfait, ce type.

Il a fait descendre un vieillard :
- Dites-moi, Cher, voici Ferré. Il faudra faire le nécessaire auprès du Comité.

Vous comprenez, Ferré, je ne peux pas prendre ça sur moi.

Et qui c'est ce Comité ?

Alors le vieillard me dit :
- Mais c'est la musique, Monsieur !

Moi qui avais cru entendre Gilson :
- Comment ? Le Mal Aimé ? Je suis preneur, cela va de soi.
J'aime terrible ! Garçon, un Apollinaire !

" Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu'il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte "

Pas voyou le Gilsonius, pas voyou du tout...

Dans la rue je rejoignais Apollinaire qui n'avait pas voulu monter.
On garda mon manuscrit six mois, juste le temps de le refuser et de me le rendre.

Je fus mon propre Comité de lecture.

On doit pouvoir retrouver facilement le nom des musiciens "connus" qui firent partie
de ce Comité de la Musique à la Radio Française de mars 1953 à octobre de la même année.

Les musiciens qui se font jouer à la radio et qui jugent leurs confrères, à l'occasion,
tout comme les critiques littéraires qui jugent les romans des autres
et qui en écrivent eux-mêmes sont des gens particulièrement dégueulasses
(du verbe : " dégueuler ").

Il y a vingt ans que je n'écris pas de musique. "

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