Léo Ferré - La Révolte et l'Amour

Léo Ferré - La Révolte et l'Amour

Livre de Yann Valade
Editions les Belles Lettres
Cantologie/5
244 pages
Date de parution : 07/05/2008
Broché : 135x 210mm

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Qu'en est-il du pain perdu ? Prenons, pour comprendre, le cas emblématique de La Mémoire et la mer chantée en 1970 dans l'album Amour Anarchie et du texte dit "version longue"publié en 1987.

Au premier coup d'oeil, la chanson apparaît comme un collage de différents morceaux de la version longue, en l'occurence trois : strophes 7 et 8, strophes 35 à 41 et strophe 44, que Ferré agence comme suit : strophes 35 à 39 / strophe 44 / strophes 40 et 41/ strophes 7 et 8. Cette marqueterie poétique se pose comme un mystère de la création.

A la lecture de la version longue, puis à l'écoute de la chanson, on se demande inévitablement quel a été le cheminement de Ferré pour aller chercher çà et là ces bouts de strophes et réussir cependant à créer une unité propre à la chanson.

Pour comprendre, il faut en fait inverser l'ordre de lecture.
Au moment de l'écriture de la chanson, en 1969, la version longue n'existe pas encore. Un premier texte a été publié en 1962 dans le premier volume sorti chez Seghers intitulé :

LES CHANTS DE LA FUREUR
Chant 1

(Extraits)
GUESCLIN

Le mot "extraits" ainsi que les points de suspension au début et à la fin du texte sont les signes d'un travail en cours et non d'un texte déjà abouti.
Ce que confirment les manuscrits : Ferré possède alors un matériau poétique, conséquent certes mais encore épars, qu'il travaille, depuis 1959 (il vit alors sur l'ilôt Du Guesclin) et peut-être même depuis 1955, date à laquelle le poète semble découvrir la magie de l'océan breton, en vivant épisodiquement à Costaérès. Mais rien n'est encore abouti et la majeure partie de la version longue n'existe pas encore. Au milieu de ce premier texte publié, Ferré ira chercher les strophes 7 et 8 qui composent la fin de la chanson ... On retrouve ici sa technique du collage.

Le 14 septembre 1969, lors d'une émission de télé, Ferré présente une nouvelle chanson intitulée Ma Bretagne à moi. Le texte correspond à celui de La Mémoire et la mer, à l'exception de la dernière strophe, remplacée par ces deux huitains :

Cette matière me parlant
Ce silence troué de formes
Mes chiens qui gisent m'appelant
Mes pas que le sable déforme
Cette cruelle exhalaison
Qui montent des nuits de l'enfance
Quand on respire à reculons
Une goulée de souvenance

Cette maison gantée de vent
Avec son fichu de tempête
Et la vague lui ressemblant
Met du champagne sur sa tête
Ce toit sa tuile et toi pour moi
Cette raison de nous survivre
Entends le bruit qui vient d'en bas
C'est la mer qui ferme son livre

Ce sont ces mêmes huitains qui concluront le texte de la version longue.
En 1970, Ferré extrait de son matériau un deuxième texte qui paraît dans La Rue. Ce dernier porte désormais le titre emblématique que nous connaissons. Sa lecture nous dévoile que les strophes 39 et 44 de la version longue étaient à l'origine liées, comme elles le sont dans la chanson. ce que confirment d'ailleurs les brouillons. La Mémoire et la mer n'est donc pas uniquement un collage de morceaux préexistants, elle rend aussi compte d'une étape d'écriture de la version longue : la chanson est comme l'explosante fixe du processus d'écriture, pourrions-nous dire, en reprenant le titre d'une photographie de Man Ray saisissant une danseuse en plein mouvement.
La Mémoire et la mer a fixé dans la cire du disque une étape de l'écriture de la version longue.

A la lumière de cette découverte, il faut alors reconsidérer ce qu'on appelle la version longue et que l'on apercevait comme un texte initial... Il convient plutôt de parler d'un matériau poétique en mouvement, une matrice de fond d'où Ferré a tiré sept chansons ( ou plutôt huit, si l'on compte l'extrait inséré dans Basta) et un long poème dont l'écriture s'étale sur plus de vingt ans.
La versatilité des projets de Ferré quant à ce grand texte confirme d'ailleurs cette notion de mouvement...

Entre La Mémoire et la mer (version longue), les chants de la fureur, chant n°1, Guesclin ou Les Années blêmes (projet dont témoigne Maurice Frot et dont on trouve des traces parmi les brouillons), tout se mélange... Notons d'ailleurs qu'il existe l'ébauche d'un chant n° II mais qui ne reprend ni la structure octosyllabique, ni le sujet du premier chant... et qui sera fondu dans le texte du programme intitulé L'Espoir pour les concerts de 1975.

Pain perdu, "art d'accomoder les restes, reprise ici et là de déchets d'inspiration", disait Maurice Frot. Mais il ne s'agit ni de restes, ni de déchets, mais bien d'un matériau poétique toujours vivant et en mouvement.
Point de pain perdu, donc, mais une écriture par arborescence (soulignons la notion de vie que véhicule un tel mot, totalement adéquate ici) accompagné d'un travail de collage, de marqueterie, lorsqu'il faut composer la chanson.

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