Le cortège

Texte de Jacques Layani

Il part se promener avec ou sans bâton de marcheur, comme dans ces photographies de Grooteclaes qui comptent parmi les dernières. Il avance sur les chemins de Toscane ainsi qu'autrefois dans les bois de Perdrigal, ainsi que jadis sur la grève de Guesclin, comme hier dans la maison de Nonancourt. Il rêve dans l'encadrement de la fenêtre, boulevard Pershing.
Ou ailleurs. Sur les remparts de Monaco, dans le malheur de Bordighera, au cabaret de l'Arlequin. Ou ailleurs. Sur une scène de théâtre, dans l'avion de son inquiétude, dans un fauteuil de Citroën. Ou ailleurs. Il va, suivi dans l'ombre par sa vie mouvementée, passionnante, passionnée, et l'on devine, dans l'immensité de son aura, ses amours, ses enfants, ses amis, les anarchistes, ses photographes, les gens du métier, ses biographes...

Fantômes mêlés, tremblants, silencieux, vivants et morts, dans la nuit d'un souvenir qu'on s'efforce de rendre présent, transparent. Regardez. Faites attention, voici Rutebeuf, Cecco, Villon, Ronsard, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Laforgue, Apollinaire, Ribemont-Dessaignes, Baër, Aragon, Seghers, Bérimont, Pavese, Caussimon. Ecartez-vous, on aperçoit maintenant, c'est inimaginable, Mozart, Bach, Beethoven, Wagner, Ravel, Debussy, Bartok... Et ça n'en finit plus... André Breton, Jean-Pierre Chabrol, Paul Guimard, Benjamin Peret, Louise de Vilmorin... Bachelard et Nietzsche, avec le cheval de Turin... Les peintres suivent et les hommes de théâtre, les dessinateurs et les chorégraphes... Voici, ça alors, Beau-Linge, Bec-d'Azur, Je Tâte, Vieux-Soleil et tout le collège de Bordighera, qui n'a pas hésité à venir, il y a même Satan avec eux, c'est un comble... Et Stradi, Percani, Dobrowitch qui a le croup, le capitaine du charbonnier de Rotterdam, le conducteur du tramway, Mme Tirette...
Regardez, il y a juste un peu de lune, vous allez voir passer cet incroyable cortège. Regardez ! Devant un homme, et tout est sorti de sa tête.
Derrière ? Le monde entier.
Lui, seul, fier, libre.