Léo Ferré - Lettre à Grooteclaes

Lettre à Grooteclaes

23 juin 1974

Extrait du livre "Les chants de la fureur" éditions Gallimard/La mémoire et la mer

Mon cher Groot,

Il est inutile de te dire combien cette affaire de Liège me séduit et risque de changer toute ma vie. Merci de ton amitié, merci de prendre fait et cause pour moi. C'est rare, comme on dit et des fois ça arrive, alors on ne sait plus quoi penser des hommes, de l'amitié, de l'amour, des bêtes... Tout cela nous ressemble... jusqu'à la fin des temps.

Mon projet, je pense t'en avoir déjà parlé, remet des tas de choses en question, en ce qui concerne l'esthétique du concert qui, depuis des calendes, en est toujours à ces lieux communs de l'orchestre sur la scène, un chef, de dos, le public, dans la salle, le tout éclairé un peu trop pour ne pas dire tout à fait et " imprudemment " ou " impunément  ", si l'on s'en réfère à un code pénal particulier qui devrait prévoir des pénitences pour " ces gens  " qui font de la musique et qui prétendent s'y connaître et la faire connaître aux habitants de notre planète...

Je mets tout en question :

Tout d'abord, je pense à un SPECTACLE et non à des habitudes polyphones ou autres qui ont enfermé la Musique dans un abominable carcan, fût-elle, cette musique, consonante ou " dodécaCOphonique "...

LA SALLE ÉTEINTE, comme au théâtre, pour Shakespeare ou qui donc ?

Maintenant, je vais te parler " comme si tu y étais, en février 75 " avec l'Orchestre du Conservatoire, à Liège... Ferme tes fenêtres, pas de bruit... Écoute...

Il y a un grand piano de concert à l'avant-scène. Le clavier est balayé par un arc suiveur... Les musiciens et les choristes sont installés à leur place, dans l'obscurité, selon le schéma que je te joins. Tu pourras constater, d'après ce schéma, que l'économie visuelle et, hélàs, habituelle, est totalement inversée, je veux dire " à l'envers ". La figurine représentant le " chef ", se trouve face au public, dans le fond de la scène. De préférence le " chef " ne devra pas être sur un podium. Il suffira de placer les musiciens de biais et un peu comme dans un théâtre antique. Des gradins. En douceur. Juste pour que les exécutants puissent voir " la mesure battue ".

TOUT EST DONC DANS LE NOIR, SAUF LE CLAVIER...

J'arrive... Je me mets au piano et joue LA VIE D'ARTISTE.
À la fin, au lieu de " frapper " mon piano, comme je le fais lorsque je suis seul, je reste avec les mains levées sur le clavier, comme on l'attendrait de la part d'une statue... Il va se passer quelque chose.

C'est à ce moment, pendant que mes mains sont fixes, qu'on allume la scène et les pupitres des musiciens.

IMMÉDIATEMENT, je me lève, avec passion, et donne le départ de l'Ouverture de Beethoven, CORIOLAN. Je dirige cette ouverture, sans pour autant être le chef habituel et statique et échevelé et vu de dos. Je bougerai aussi, en dirigeant. Cela dépendra du moment et de la musique et de la passion aussi...

Après CORIOLAN, le MAL-AIMÉ, dirigé par moi-même aussi en même temps que chanté, à l'aide d'un micro-cravate, comme à l'Opéra Comique. Je pourrais vraisemblablement jouer l'oeuvre, je veux dire comme un acteur, ainsi que je l'ai fait cet hiver. À quelque chose et quelques gestes près; bien sûr... il y aura l'orchestre et les choeurs à conduire avec moi, dans cette aventure, et il conviendra que je ne " les " oublie pas...

Là, je sors de scène sur la note tenue des contrebasses, dernière mesure.

ENTRACTE

Au début de la deuxième partie, tout dans le noir, comme avant.
Je suis déjà placé. La lumière se fait, sur la scène et les pupitres.
Je dirige et dis PRÉFACE.

2/ NE CHANTEZ PAS LA MORT "paroles de Caussimon"

3/ L'OPPRESSION

4/ LES AMANTS TRISTES (partie de piano du finale tenue par moi, en même temps que je dirige et que je chante).
Au moment où le piano reste seul, ARC sur le clavier. IL FAUT ABSOLUMENT UN MUSICIEN LECTEUR AUPRÈS DU TYPE DES LUMIÈRES ET DE L'ARC.

5/ CONCERTO POUR LA MAIN GAUCHE de Maurice RAVEL.

Je dirige l'introduction, assez longue, à l'orchestre. Cela jusqu'à la première Cadence du piano, qui se trouve être la première intervention du pianiste. C'est À CE MOMENT-LÀ, que le pianiste Dag ACHATZ, entre en scène " furieusement " et commence à jouer. IL FAUT QU'IL ENTRE EN SCÈNE ou plutôt, QU'IL SAUTE SUR LE CLAVIER ET QU'ON NE VOIE QUE SA MAIN GAUCHE PENDANT TOUTE LA CADENCE. C'est seulement quelques instants avant la fin de la cette première cadence qu'on devra rallumer la scène et les pupitres des musiciens qui auront été éteints dès l'entrée d'ACHATZ. Tout cela devra être mesuré, vraiment, au millimètre de mesure et au millième de seconde. Je pense que ça vaut le coup de se donner du mal. On n'a jamais vu ça dans un concert. Je n'en tire aucune vanité. C'est un peu comme si je voulais signer un beau lever de soleil... Des fois, les gens ne voient pas le soleil... Alors il convient de leur faire voir ou, tout au moins, de les aider...

6/ Je raccompagne Dag ACHATZ en coulisse. Il revient saluer tout seul. Et je reviens pour

L'ESPOIR

Voilà. It's the end. Je vous aime bien. ET MERCI À TOI ET À LIÈGE ET AU MONSIEUR QUI A EU CETTE GÉNEREUSE IDÉE. TU PEUX LUI MONTRER CETTE LETTRE.

Je t'embrasse toi, Ninette et les petites.


--------- Pour ne pas oublier : Lettre à Grooteclaes ----------


Hubert Grooteclaes
La Belgique et Liège plus particulièrement, fut une étape importante dans la vie de Léo Ferré puisqu'il y noua une amitié intense avec ce photographe.

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Pour mieux se rendre compte de ce que Léo Ferré avait imaginé pour son concert : la vidéo du Palais des Congrès en 1975

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