Léo Ferré - Benoit Misère, le livre

Benoit Misère, le livre

Réédition du roman
BENOIT MISERE
aux éditions La mémoire et la mer
date de parution : avril 2001

EXTRAIT

"Ma mère venait me voir un jeudi sur deux, ce qui ne fait pas lourd quand on se trouve en Chine... Ses arrivées discrètes, avec ses petits pas de moineau déguisé en femme m'emplissaient de béatitude. Je la buvais, depuis ses souliers à barrettes jusqu'à ses cheveux peignés à la sauvette. O Maman si tu savais ce que tu représentais pour moi ces jours illuminés ! Tes silhouettes que je multipliais à tout vent, comme un psaume d'amour à crever les oreilles au sonneur de cloches le plus lyrique, tes silhouettes peintes sur tous les murs des longs corridors stériles, à travers l'hostie du prêtre aussi, quand il la lève et que toutes les têtes se baissent, et que j'y regardais en transparence et que je n'y voyais que toi qui allais venir tout à l'heure m'apporter du beurre, des biscuits LU et des confitures...
Je savais que j'allais devenir ton petit pendant deux heures ou trois, je ne me souviens plus, je ne comptais pas par heures mais par minutes, et le temps, cette canaille des hommes, c'était lui, mon assassin.
Tu ne me posais pas de question sur le travail, tu t'en foutais, tu m'amenais discutailler de la maison dans cette petite crémerie, toujours la même, juste avant d'arriver à ce carrefour un peu triste et qui pourtant m'enveloppait d'amour, avec sa petite boutique où quelqu'un, toujours, joua du piano quand j'y passais mon ombre...

Un de ces jeudis rituels j'ai rencontré une femme dont la beauté depuis n'a cessé de me confondre. Tu ne t'en es pas aperçue... C'était dans la crémerie, tu me parlais, je suçais mon chocolat brûlant comme mon âme, je me suis laissé devant toi, avec mon corps, mes habits, mon petit nom inscrit dans ta poitrine, pour ne pas me perdre tout à fait, et je suis parti loin, avec cette femme qui venait d'entrer dans ma vie.... Tu parlais à un fantôme, ce jeudi-là, ma pauvre maman...
Et voilà des années et des années que tu parles à un fantôme, comme dans cette crémerie adorée où tu m'as perdu pour la deuxième fois de ta vie, sans qu'on ait à couper le cordon, parce que l'homme ne servait plus le même chocolat avec la bonne crème soufflée dedans, parce qu'il s'appelait Ludwig Van Beethoven, avec une cinquième Symphonie, parce que d'un trou électrique posé sur une table m'arrivait un océan de bien-être, avec une traîne qui n'en a jamais fini de se traîner orgueilleusement, et qu'en remontant cette traîne j'y ai vu la Musique, et parce que, depuis je m'y traîne et m'y damne !
O Ma Très extraordinaire Lyrique Dame, venez ! Nous n'avons rien à faire ici. Les mamans qui font les poètes font aussi les garçons de café, et les voyageurs de commerce, et les dentistes, et les cordonniers, et les philatélistes, et les assassins inintelligents, et tout le bottin des métiers, et tous les retraités.... Pitié, Pitié, Pitié, Pitié !

Adieu, mon petit ! me criait maman depuis le tramway qui me l'emmenait loin, loin, loin...

Je rentrais en classe. Les autres étaient déjà retournés de la promenade. On avait mis ma michette de pain sur mon bureau -un saint-bernard, sans doute-, le pain de ma solitude. J'avais les yeux trempés de beauté.

C'est beau, d'être un artiste !"

Page suivante