Poésie et chanson

POESIE ET CHANSON
La complainte Rutebeuf
par B. Barthélémy

Extrait du livre "TEXTES CHOISIS"
Classe de 1ère Technique - 1966

"La chanson est sans doute aujourd'hui la forme populaire de la poésie.Ou plutôt la poésie est redevenue chanson.
Depuis la découverte de l'imprimerie, en effet, on n'avait plus besoin de cette mémoire sonore que constituait la musique porteusede paroles ; la poésie, écrite non plus pour l'oreille mais surtout pour les yeux, tendait à se constituer en un domaine indépendant,réservé aux lettrés ou aux spécialistes.

Avec le disque (et la radio) une nouvelle forme de mémoire apparaît qui va restituer peut-être au poème sa primauté, en lediffusant profondément dans la masse.

Les meilleurs de nos "chansonniers" d'aujourd'hui, qui sont dans leur genre d'authentiques créateurs, adaptent volontiers ou,mieux, "récrivent à la chanson", comme dit Aragon, les poèmes écrits par les autres, anciens ou modernes.

Ainsi Georges Brassens (poèmes de Villon, Hugo, Verlaine, Paul Fort, Francis Jammes, Aragon etc.) et Léo Ferré, qui semble avoir porté cet art à la perfection dans la chanson "Pauvre Rutebeuf" inspirée de Rutebeuf, le plus grand poète lyrique de notre XIIIe siècle."

LA COMPLAINTE RUTEBEUF

Ne covient pas que vous raconte
Comment je me suis mis à honte,
Quar bien avez ouï le conte
En quel manière,
Je pris ma fame derreniere,
Qui bele ne gente ne iere
..................................................
Li mal ne sevent seul venir :
Tout ce m'estoit a avenir
S'est avenu.
Que sont mi ami devenu
Que j'avoie si près tenu
Et tant amé ?
Je cuit qu'il sont trop cler semé :
Il ne furent pas bien semé
Si sont failli.
Itel ami m'ont mal bailli ;
C'onques tant com Dieu m'assailli
En maint costé,
N'en vis un seul en mon hoste :
Je cuit li vent les m'a osté.
L'amor est morte :
Ce sont ami que vent emporte,
Et il ventoit devant ma porte
Les emporta,
C'onques nul ne m'en conforta,
Ne du sien rien ne m'aporta.

LA GRIESCHE D'YVER

Contre le temps qu'arbre desfueille,
Qu'il ne remaint en branche fueille
Que n'aut a terre,
Por povreté qui moi aterre,
Qui de toutes pars me muet guerre,
Contre l'yver,
Dont molt me sont changié li ver,
Mon dit commence trop diver
De povre estoire.
Povre sens et povre mémoire
M'a Dieu doné, li rois de gloire,
Et povre rente,
Et droit au cul, quand bise vente.
Li vent me vient, li vent m'esvente,
Et trop sovent
Plusors foïes sent le vent.

LE MARIAGE RUTEBEUF

Ja n'i sera ma porte ouverte,
Quar ma raison est trop deserte
Et povre et gaste.
Sovent n'i a ne pain ne paste.
..................................................
Cest ce qui plus me desconforte,
Que je n'ose entrer en ma porte
A vuide main.
Savez comment je me demain ?
L'esperance de l'endemain
Ce sont mes festes.

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