" T'AVAIS LES OREILLES DE GAINSBOURG "

Léo Ferré "Pépée"




Après l'émission « La vie secrète des chansons françaises » sur France 3, le livre de Bertrand Dicale et d'André Manoukian propose le décryptage d'une soixantaine des plus grandes chansons françaises. Voyons ce qu'il en est pour la chanson de Léo Ferré « Pépée ».

Première surprise, pourquoi prendre la chanson « Pépée » car l’histoire n’est pas du tout secrète, bien au contraire, mais dès les premières lignes nous comprenons que ce n’est qu’un prétexte pour nous démontrer, avec preuve à l’appui, une mésentente entre Léo Ferré et Serge Gainsbourg.

Extrait :
« Les chanteurs ne s’aiment pas toujours entre eux. Et, contrairement aux voisins de bureau qui se contentent de rumeurs devant la machine à café, ils laissent pointer leurs inimitiés dans leurs œuvres.
C’est le cas de Léo Ferré vis-à-vis de Serge Gainsbourg.
Car il a comparé son confrère à un singe. Certes pas n’importe quel singe, puisqu’il s’agit de Pépée, la femelle chimpanzé dont Léo Ferré dit qu’elle est sa fille. »

Tout le monde connait cette phrase extraite de la chanson « Pépée » « T’avais les oreilles de Gainsbourg »

Ce n’est donc pas l’histoire de la chanson mais bien celle des rapports entre Léo et Serge qui les intéresse.
Pour les auteurs du livre, Léo Ferré aurait voulu se venger de Serge Gainsbourg en le comparant à un singe.
Gainsbourg en aurait gardé une blessure secrète.
Et les auteurs nous rappellent alors la propagande antisémite de Vichy !!! :

« Elle le renvoie aux pires moments de sa vie, quand à douze ans, il a dû porter l’étoile jaune.
Comme des centaines de milliers de juifs de France. Il a affronté les immondes affiches de la propagande antisémite de Vichy expliquant comment reconnaître « scientifiquement » un juif d’après ses traits physiques – notamment son nez et ses oreilles décollées.
Selon ces dessins, le petit Lulu Ginsburg a le nez juif, comme on dit, et les oreilles décollées aussi… »

Comment ne pas être scandalisé par cette comparaison ignoble.

Si l’on veut bien lire le texte sans aucune arrière-pensée, c’est Pépée qui a les oreilles de Gainsbourg et non l’inverse, ce qui change tout !
Léo Ferré voulait démontrer que Pépée ressemblait à nous, les humains.

Au micro de Jacques Paoli en janvier 1969 (1) :
Léo Ferré explique :
« C’était pas un singe. C’était ma fille. C’était un chimpanzé, c’était un anthropoïde. C’est ce que nous étions, nous, il y a des millénaires.
C’est ce que nous serions encore s’il n’y avait pas eu quelques énergumènes au long des millénaires qui ont dit « non », qui ont refusé… donc des anarchistes. »

La chanson « Pépée » écrite dans un moment d’immense douleur, n’en déplaise à ses détracteurs, ne laisse aucune place à une vengeance calculée.

Nous ne sommes pas les seules à avoir cette opinion comme le montrent ces quelques mots retranscrits d'un blog :
(2) " Pépée est aussi une chanson particulière du registre de Léo Ferré. Elle rend hommmage, avec une certaine dérision, à un artiste tout aussi immense que le poète, et qui comme lui a partagé les scènes de ces temps bénis et porté très haut la chanson française, jusqu'au firmament. Cet homme est Serge Gainsbourg.
.../...
Dans une émission de Jacques Chancel, Léo Ferré précisera que Pépée mettait ses oreilles à plat pour dormir la nuit. Et que la comparaison avec Serge Gainsbourg est un témoignage de tendresse et de sympathie. Nous n'en doutions pas. Toute animosité ou raillerie aurait été bien surprenante dans les mots d'un génie, qui par définition a l'intelligence et la sensibilité pour reconnaître et apprécier ceux qui lui ressemblent."

Extrait du livre « Léo Ferré, la voix sans maître » de Jacques Vassal :
« Un soir, seul dans sa chambre d’hôtel près de Vannes, Ferré lâche enfin le trop-plein de chagrin contenu depuis plus de quinze jours :

T’avais les mains comm’des raquettes, Pépée
Et quand j’te f’sais les ongles
J’voyais des fleurs dans ta barbiche
T’avais les oreill’s de Gainsbourg
Mais toi t’avais pas besoin d’scotch
Pour les r’plier la nuit
Tandis qu’lui… ben, oui !

Anecdote : quand Ferré se produira sur la scène du Don Camillo, à Paris, à l’automne 1969, Serge Gainsbourg, qui habite rue de Verneuil, à deux pas de la rue des Saints-Pères, viendra plusieurs soirs de suite pendant le spectacle, dans la cabine du son, en demandant à Maurice (3), qui assiste à la régie : « Il a pas encore chanté « Pépée »? » Gainsbourg vient voir Ferré avec sa compagne, Jane Birkin, qui interprétera vingt ans plus tard « Avec le temps » de très touchante façon.
On comprend l’intérêt de Gainsbourg : « Pépée » est une des plus belles chansons de tout le répertoire de Ferré.
C’est même au crédit de son auteur, un véritable exploit de nous émouvoir si fort avec une chanson d’amour pour une guenon. »

En 1988, dans l’émission de radio "Avec le temps" de Louis-Jean Calvet et Marc Legras (1) :
Léo Ferré raconte :
« Gainsbourg venait m’entendre tous les soirs dans un cabaret de la rue… Les Saints-Pères. (4 )
Et quand j’arrivais, Gainsbourg me faisait signe avec les oreilles, parce que je chantais la chanson « Pépée »… Fantastique ! »

Malgré ces signes évidents de complicité, les auteurs de ce livre minimisent :
« Néanmoins, il va quand même l’écouter chanter « Pépée » au Don Camillo. »

D’autres exemples comme la colère de Léo dans un cabaret, le magazine Cinémonde de 1960, la photo de la pochette du disque « Vu de l'extérieur »montrant Serge Gainsbourg entouré de photos de primates (dérision ou un clin d'oeil à Léo) et Catherine Sauvage préférant la version du poème de Baudelaire "Le serpent qui danse" mis en musique par Gainsbourg en 1962 à celle de Ferré qui l'avait mis en musique en 1957 dans l'album "Les fleurs du mal" , ne sont pas probants mais sont seulement là pour nous signifier de manière incontestable que ces deux-là se détestaient.

Léo Ferré -

On le voit d’ailleurs très bien sur cette photographie prise par Marie-Christine Ferré en 1980.

Cerise sur le gâteau : Serge Gainsbourg tient sous son bras le livre « Testament phonographe » rassemblant les poèmes de Léo dont celui de Pépée.
Quel courage d’avoir attendu qu’ils soient tous les deux dans la tombe pour lancer cette infamie…
Aucun des deux ne pourra répondre…

Voici le commentaire de présentation de l'émission par France 3 : "André Manoukian raconte avec émotion et tendresse les secrets des plus grands succès de la chanson française contemporaine. Au piano, il propose de découvrir les histoires étonnantes, émouvantes ou magiques qui se cachent derrière ces morceaux."
Pour ce faire, il demande à des chanteurs de venir lui raconter l'histoire intime de la création de leurs chansons.
Le livre en question voulant s'en inspirer, pourquoi avoir privé les lecteurs des confidences de Léo Ferré en omettant de retranscrire les nombreuses déclarations fraternelles de Léo Ferré à la radio, à la télévision ou dans la presse en faveur de Serge Gainsbourg ?
À celles et ceux qui liront ces lignes d'en tirer la conclusion qui s'impose.

SCL



(1) Extrait du livre « Vous savez qui je suis maintenant » de Quentin Dupont
(2) Blog Léo Ferré passionnément
(3) Maurice Frot
(4) Le Don Camillo, cabaret de la rue des Saints-Pères.
Pour plus d'informations :" Le poinçonneur c'est extra" extrait de Léo Ferré, études et propos de Jacques Layani

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