LEO FERRE :" ET JE MEURS DE LARMES"
Extrait de l'article de Michèle GRANDJEAN
LE PROVENCAL (1973)
Léo, c'est d'abord un coeur.
C'est des tas de choses en plus, quand on le rencontre, comme ça, dans la vie : des cheveux argent et flous qui lui font une
aura à contre-jour, un pull violet fabriqué au crochet, petite
merveille familière et artisanale, deux longues jambes minces et nerveuses
dans des pantalons noirs, de petites mains aux doigts tachés de nicotine,
un plat de sandwiches au jambon d'York et un pichet de Beaujolais, deux yeux
pas grands mais tellement vivants, expressifs, qu'ils finissent par capter
toute l'attention, une montre énorme qui a l'air d'être là
pour lui rappeler sans arrêt que le temps passe.
Et puis, quoi encore : l'allure d'un homme au naturel, pas "triché", qui, dans
le hall de l'hôtel, comme sur scène, dans la première
rencontre avec une inconnue (moi), dans la discussion avec le serveur ou l'intermezzo avec son collaborateur et les amis qui l'entourent, est constant dans son attitude, fidèle à lui-même, qui n'a pas un ton pour
celui-ci et un ton pour celle-là.
Oui, c'est ça, Léo. Il est "au naturel", comme le thon, le bon ton, le ton juste.
(C'est mauvais, mais ça ne fait rien. Avec Léo, on peut se permettre
de mauvais calembours, on ne travaille pas pour la postérité,
on est ce qu'on est, et voilà tout).
A dire vrai, nous avions des préjugés. Lui, contre les
journalistes. Echaudé à cause de sa confiance naturelle, il
a eu des ennuis avec la presse. Moi, contre les chanteurs. Le Music-Hall,
je me méfie, c'est souvent truqué.
Bref, au début, on était un peu sur la réserve. Normal. Pour le voir, j'avais
fait intervenir des amis communs (quel métier !), donné six
ou sept coups de téléphone, je me retrouvais dans la situation
de mes débuts, la petite journaliste qui fait des bassesses pour
avoir trois mots de la "vedette". Je n'aime pas, mais alors pas
du tout. Lui, je vous l'ai dit, il a eu tant d'ennuis avec les publications,
puis il est fatigué, il ne veut voir personne. Il devait penser "encore
une enquiquineuse" (généralement il emploie un mot plus
vigoureux).
On aurait pu croire que c'était mal parti. D'autant qu'il m'avait
fait attendre dans un coin du hall d'hôtel pour finir d'envoyer son
courrier. J'aime pas attendre. Je commençais à râler,
du genre, voyez : " Pour qui il se prend... J'en ai rencontré
de plus grands que lui qui n'ont pas fait tant d'histoires...".
Puis, il est venu à moi, sourire, main tendue: "Pardon,
je viens à vous pour dire bonjour, mais il faut vraiment que j'envoie
immédiatement ces lettres. Je reviens".
Et j'ai senti tout de suite que c'était vrai, que ce n'était
pas le jeu du cabotin, que l'homme parlait juste. Je me sentais mieux.
Léo est venu, il a commandé ses sandwichs, nous avons
parlé. Le ton officiel n'a pas duré longtemps. Au bout d'une
demi-heure, on se tutoyait. A la fin, on s'embrassait. On a même pleuré
un peu, tous les deux. Parce que, comme je vous l'ai dit en commençant,
Léo c'est d'abord un coeur. Un vrai coeur d'homme, chaud, confiant, tendre, débordant, et quand on rencontre ça, un vrai coeur, si on n'est pas ému, c'est
qu'on est soi-même sec comme un coup de trique, comme un procès-verbal,
et, de ce fait, bien à plaindre.
"TIENS, V'LA 100 BALLES"
Léo, il a une sorte de chagrin à l'intérieur. Pas
qu'il soit triste, non, mais plutôt fragile, écorché.
Les choses qui arrivent dans la vie, les copains qui ont des ennuis, les
gars qui sont en prison ou qui meurent, les souffrances qui se rencontrent
au coin de la rue ou sur la page du journal, les types qui lui font des
réflexions agressives, ça le touche presque physiquement.
Ca lui fait mal.
Bontems et Buffet, condamnés à mort, parce que poussés à mort par un système social dément (on ne discute pas du système, c'est l'immédiat de la sensation)
ce sont ses frères qui se sont condamnés à mort.
Le petit anar-hippie ( un fils de riche, c'est sûr) qui dit : "
Moi, je ne vais pas voir Ferré, il roule en D.S.", le péché
capital quoi ! Ca le blesse au vif. Au coeur.
De l'énorme au futile, de l'important à ce qui ne devrait pas l'être,
tout est motif à blessure.
Seulement, il a l'avers de ce revers. Les deux faces de la médaille
sensible.
"Ecoute, l'autre soir, je chantais à la Roche-sur-Yon. On
arrivait du Creusot. J'étais crevé. Après le spectacle,
je ne voulais voir personne, tu sais. Le tour de chant était fini,
on se retrouve tous dans la cour, le directeur de la salle, quelques amis,
les musiciens, quand même un bon paquet de gens. Pas de public.
Arrive un type, on ne comprend pas comment il a pu passer, mais il est là.
Il vient vers moi. Il dit : "Je suis un ouvrier-manoeuvre. Je vous aime.
terrible. Ce soir, vous m'avez tellement fait plaisir que je voudrais vous
donner quelque chose. Et le gars met la main au portefeuille et sort, devine
quoi ? Un billet de 100 F, 10.000 balles, mon vieux. Pour lui, c'est pas une
sucette, sur sa paye, tu piges ? Et me voilà au milieu de tous ces
gens avec mes dix sacs à la main. Je commence à dire : "Mais,
je ne peux pas...". Et mon gars, en face, devient blanc, blême,
tout étiré des traits. Je ne peux pas lui faire ça. Il
est serait malade. Il faut trouver un truc.
Et vite "Comment tu t'appelles ? " - Philippe".
Tu sais, sur les billets de 100 F, il y a deux
ronds blancs. Alors, sur le rond de droite, j'écris : "Je t'aime
bien, Philippe". Sur l'autre rond : "Je te remercie d'être
ce que tu es". Je signe et je dis au gars : "Tu me permets de te
donner 100 F ? ", et je lui refile son billet. Il était heureux".
Léo, il a les larmes aux yeux. Y a de quoi. Des mouvements comme
ça, des uns aux autres, la geste d'amour, c'est bien des choses qui
nous restent et qui nous sauveront si on peut être sauvé.
"LA MORT DES LOUPS"
" Moi, mon vieux, je meurs de larmes, je meurs de merde, tous les
jours. Il n'y a rien à faire, c'est comme ça.
"Ils" veulent t'empêcher de vivre. On le sait bien ,dans la vie, une seule
chose compte, l'amour. L'amour et la musique, choses divines. Comprends bien,
devin, magique, quoi ! Je ne suis qu'amour. Mais amour, ça veut dire
le don. Etre aimé, c'est pas la vérité. Aimer, c'est
donner, donner, donner tout... ".
Petite pause. "T'as quel âge ? me demande-t-il. Je le lui dis.
"Moi 56". Il réfléchit. Il ne trouve pas ça drôle d'avoir 56 berges.
Quand Pompidou a reçu les avocats de Bontems et Buffet, pour la
grâce, bien installé derrière son bureau, il leur a dit
: "Messieurs, je suis contre la peine de mort, en principe". En
principe. Mais tu te rends compte. Qu'est-ce que ça veut dire, en principe ? Non,
c'est pas vrai, des trucs comme ça.
J'ai écris pour eux (Bontems et Buffet) une chanson, "La mort des loups".
La petite (c'est Mireille Mathieu, la petite), j'avais pensé à elle en
l'écrivant. Cette chanson n'est pas du tout dans le genre de celles
qu'elle chante, elle ne correspond pas à ce que son public attend d'elle,
mais je lui avais chanté, et elle avait pleuré. Son parolier
habituel, qui était là, était d'accord. Un premier enregistrement
sur cassette a été fait. Ils devaient me rejoindre à
Marseille, et même ici, pour qu'on travaille, j'avais demandé
au patron de l'hôtel si on pouvait louer un piano et l'installer dans
ma chambre. Tu parles, j'ai reçu un coup de fil : "Il y a des
problèmes d'avion, des problèmes de ci, des problèmes
de là... ". J'ai compris, pas la peine de faire un dessin. On
n'enregistre pas avec la petite, c'est tout. Et ce n'est pas de sa faute à
elle. Le système, la pétoche, on ne sait pas de quoi, les coupeurs
de pattes...".
ET L'ANARCHIE ALORS ?
"Tu es anar, Léo..."
Ce n'est pas une question, j'affirme.
"Anar, anar, faut encore s'entendre sur le mot. L'anarchie c'est la négation
de toute autorité, d'où qu'elle vienne. L'autorité, c'est
la Rousse, c'est le mal. Pour moi, le mal n'existe pas. Je passe ma vie à
nier le mal".
Comme je suis un peu bas-bleu, dans mon genre, je cite :
"Pour l'homme bon, le mal n'existe pas, ni dans la vie, ni dans la
mort".
L'oeil de Léo se fixe, interrogateur. Il se doute bien que la phrase
n'est pas de moi :
"Platon.
- Ah, ceux-là, c'étaient des mecs. Mais, où on en est,
dis, aujourd'hui ?"
Je n'ai pas de réponse. Je ne suis pas "anar". J'aime Platon
et je commence à beaucoup aimer Léo. Il enchaîne (pourquoi
? parce que le monde est malade, parce qu'il vit physiquement, le malaise
de l'époque), sur les jeunes, le haschisch, la drogue...
"Je leur dis toujours aux jeunes, le H, moi, ça me fait rigoler.
Ca n'existe pas, tu comprends, alors qu'il y a l'amour, la musique. Qu'ils
viennent passer huit jours chez moi, se baigner, nager dans la musique. Et
le H. Ca n'existera plus..."
Mais tout le monde ne peut pas aller chez Léo. Il habite près
de Sienne, exilé volontaire dans un pays où les gens sont "affectueux".
Il va, une fois par mois, à la foire à la brocante d'Arrezzo.
Il adore la peinture, surtout la gravure. "La gravure, c'est magique,
dit-il." La pointe qui mord le coeur, le fantastique. Nous parlons de
Louis Pons, dont les dessins sont exposés à Marseille. Il sait,
il connaît. Culture fabuleuse dans ce domaine, Léo Ferré.
Je teste : il sait. Mais quand on est sensible, ça sert pour tous,
pas vrai : pour la musique, pour les mots, pour le dessin, pour les gens...
Et puis, il y a des choses dont on ne parle pas, parce que ça lui fait
trop mal. Sa guenon, par exemple. Son divorce, par exemple. L'argent, par
exemple.
AU FOND IL DERANGE
Pourtant, il faudrait bien qu'on s'explique sur l'argent. Parce qu'il y
a des gens qui reprochent à Ferré d'en gagner, comme si c'était
une tare. Etre anar et vivre bien, incompatible...
"Tout ce que je peux répondre, c'est en reprenant ce que Brassens,
qui est terriblement intelligent, a dit un jour, où l'on faisait une
émission à trois, lui, Brel et moi .. ? Georges a dit : "Quand
une salle est vide, on ne gagne pas un sou. Quand elle est pleine, on touche
un petit pourcentage, sur les prix des places. Quand un disque ne se vend
pas, on ne gagne pas d'argent. Quand il se vend, on touche un petit pourcentage.
Sur une pochette vendue 30 F je touche 1,24 F. Si on vend un million de disque,
ça fait une somme. Mais un artiste n'exploite jamais personne, à
part lui-même".
Léo a 56 ans. Toute sa vie, il a chanté, créé
des chansons, fait des musiques, il s'est dépensé sur toutes
les scènes; Il aide, maintenant qu'il le peut, de plus jeunes que lui,
par exemple en venant à Marseille, non pas dans le circuit officiel
de la grande salle, mais dans un petit théâtre, excentré
dans un quartier de la ville, dont le directeur, Richard Martin et ses amis,
essaient de survivre contre vents et marées.
En chantant au théâtre Toursky, Léo Ferré aide
une équipe de jeunes. Il se met "hors circuit", une fois
de plus, il ne plaint ni sa peine, ni son coeur. Et, il n'aurait pas le droit
de "rouler en D.S.", alors que le premier petit prétentieux
venu, qui n'a jamais donné au monde la moindre chanson, le moindre
morceau de lui-même, roule aussi en D.S., sans que personne trouve à
y redire. Faudrait être juste, tout de même...
Ferré dérange un peu. Il dérange les bourgeois, parce
qu'il est anar. Il dérange les intellectuels, parce qu'il est sentimental.
Il dérange les engagés politiquement, parce que pour la politique,
"il n'est pas client". Il dérange les snobs, parce qu'il
ne l'est pas. Il dérange les marchands, parce qu'il n'accepte pas d'être
une marchandise; Il dérange les fauchés, parce qu'il gagne de
l'argent. Il dérange les nantis, parce qu'il s'en fiche, de gagner
de l'argent.
Tous comptes faits, il dérange tout le monde.
Du moins, tous ceux qui n'ont pas compris que Léo Ferré, c'est d'abord
un coeur...