Léo Ferré - Aragon

Aragon
et
la composition musicale

Texte de Léo Ferré


La rencontre du musicien et du poète est fortuite. Le piano est fauteur de trouble. Quand tout dort dans le cabinet de travail, et que la page blanche est le seul recours possible contre les assauts perfides de la mélancolie, du mal de vivre et d'écrire, du sentiment vague de l'inutilité de "faire", le musicien arme sa clef et part rêver au coin d'un do dièse mineur, il improvise, il s'arrête, il reprend, il souffre. Le piano est fauteur de trouble car il donne au musicien tout un monde d'innocence créatrice, de silence, en même temps que des possibilités d'architecture, des ouvertures sur des horizons multiples et, sournoisement, l'occasion permanente du verbiage. La musique pure est subjective. La musique, épouse d'un texte, par contre, est objective. Le mariage est bon ou il n'est pas. Il n'y a pas de faux couple, pas en tous cas qui relève de la critique. Ce mariage-là est un don du hasard, de la rencontre.

J'ai rencontré Aragon dans son livre, au coeur même de ses mots. Je l'ai lu avec mes mains enchaînées au clavier et à ma voix. Entendons-nous bien : cela n'est pas une formule, ni une image, mais l'expression d'une technique. Le vers d'Aragon est , en dehors de toute évocation, branché sur la musique. On a pris l'habitude d'écrire, dans les manuels de littérature, que le vers se suffit à lui-même et que les syllabes chantent, que la rime ou l'assonance accusent les contours de la mélodie verbale. En dehors des recherches purement phonétiques, le poète écrit des mots, leur musique, s'il en est, ne vas pas sans un certain rythme interne. C'est ainsi que l'alexandrin est magnificent, que l'octosyllabe l'est moins et que le vers de quatre pieds paraît céder davantage au désir de parler qu'à celui de chanter. Je ne crois pas tellement à la musique du vers mais à une certaine forme propice à la rencontre du verbe et de la mélodie. Ce qu'Aragon déploie dans la phrase poétique n'a besoin d'aucun support, bien sûr, mais la matière même de son langage est faite pour la mise sur le métier des sons. Je ne crois pas à la collaboration, mais à une double vue, celle du poète qui a écrit, celle du musicien qui voit ensuite, et qui perçoit des images musicales derrière la porte des paroles.

Derrière la porte des paroles d'Aragon, il y avait une musique que j'ai trouvée, immédiatement. Et quand cela n'était pas immédiat, je tournais la page et passait à d'autres portes. J'ai mis Aragon en musique de la même façon que j'ai mis en musique Rutebeuf. Rutebeuf a vécu il y a sept cent ans. Aragon vit en 1961, c'est assez dire que le vers français a un potentiel de "musicabilité" qui s'inscrit dans un certain espace-temps et non plus dans l'énoncé des générations littéraires. J'ai la chance de pouvoir parler avec Aragon, il vit dans le même siècle que moi, nous vivons les mêmes évenements, mais nous n'avons en tous cas rien à nous dire concernant ce que les commodités du langage nous inclinent à appeler "nos chansons" et que j'appelle deux mondes d'expression différents qui se sont ouverts l'un à l'autre, en dehors de nous deux, parce que c'est la loi occulte des rendez-vous de la parole et de la musique, loi que ne vient altérer aucune jurisprudence, car elle n'est inscrite nulle part, sinon peut-être dans une certaine dimension que nous ne pouvons mesurer avec les sens que la Nature nous a concédés.

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