Léo Ferré - Benoît Misère

Extrait du roman de Léo Ferré " Benoît misère"


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- Picon, mon vieux, il plonge drôlement !
- Tu parles ! Pour les pénaltys, il est terrible. Tu l'as vu l'autre jour contre la 5 ?
- Qui est-ce, Picon ? dis-je, un peu tremblant, et honteux d'avoir à m'enquérir auprès de spécialistes, de consonances qui ne m'étaient pas familières.
- C'est le goal de la 6, Picon, un type terrible !
- Ah ! ...
- L'arbitre, il avait sifflé le coup franc ...

Et Verlaine, et Rimbaud, et Guillaume, que je ne connaissais pas encore, et Breton à Paris, âgé de trente ans, dans un café avec Nadja, et toute la grande confrérie de ma solitude peuplée, oui, tous ces grands aventuriers, ces chers amis de l'ombre sur lesquels je battrais à coups de ventricules bien plus tard, je ne les nommais point car ils n'étaient ni de la 5, ni de la 6, ni de rien ... Ils étaient la poésie, sans goal, sans pénalty, sans coup franc, sans arbitre. Ils n'étaient pas dans nos promenades, en rangs de saucissons de crétinisme, avec la bible du football au bout des lèvres.

- Faggiani, quand il dribble, il est terrible !
"Mon Dieu, donnez-moi un peu de rime, un rien de césure adorable, un petit vers français à leur envoyer dans la figure ... "
- Moi, je préfère Morel, lui au moins il fait pas les coups bas
" Dans le train de Bruxelles, de quoi parliez-vous ? Londres ? Mon pauvre Arthur ! et ce Lélian tout en dentelle qui t'essuyait toute ta brume ... "
Qu'est-ce que tu te racontes, Misère ?
C'était Cowan, un Anglais, un champion de la tache de rousseur. Il en avait comme ça un bon mille qui lui tapissait la figure. Quand on lui parlait on avait l'impression d'être au parloir des carmélites, devant une grille, tellement il était difficile d'apercevoir ses traits sous ses écailles de poisson rouge.
- Je me raconte la mer ..., et il me foutait la paix, la paix du large. C'était là un mot de passe, une soupape ouverte contre l'intrusion. Il me prenait pour un dingue et retournait à ses moutons.
Il fallait tout de même un sang-froid peu commun pour oser dire à un maniaque du football :
" Je me raconte la mer", au beau milieu de l'excitation technique, l'oeil braqué sur je ne sais quelle coordonnée pédestre, en pleine crise, quoi ! Oser lâcher un mot pareil, la mer, comme une patte-mouille sur une cervelle amidonnée, et s'en tirer au fon à très bon compte ... je n'ai jamais compris qu'on ne me lynchât point en pareille occasion. Car ils avaient des petits yeux de petits tueurs ces imbéciles, pareils à ces tueurs du dimanche que l'on rencontre dans les villes, le dimanche aussi, la cravate bien nouée, les souliers au beurre frais, la femme au bras comme un paquet et les marmots dans une charrette. Les "petits" qui tuent mentalement, avec un casier judiciaire qu'on peut faire voir à l'employeur, la lie propre, le pléonasme appelé homme.

J'ai payé largement mon tribut à ce monde de mammifères bipèdes, et en nature s'il vous plaît, avec mes jambes, mes mains malhabiles, et ma tête ailleurs, loin dans les étoiles. Savez-vous ce que c'est qu'un terrain de football, l'hiver surtout, un terrain sur lequel on vous a parqué huit ans durant, pendant les pauses, après le café au lait du matin, après le ragoût de midi, à quatre heures et demie de l'après-midi, une michette de pain démesurément plus gigantesque que la barre de chocolat Menier, entre la bouche et la poche où se réchauffe votre main, pendant qu'il faut courir encore, courir toujours, faire semblant de suivre le ballon, à moins qu'il ne vous suive, lui, comme une rafale, et pan ! dans vos petits testicules, avec le souffle qui s'en va et qu'on veut rattraper, avant de comparaître devant la juridiction populacière, assommé sous les arbres cancéreux de la cour, et entendre de loin, comme dans un rêve, la sentence ou ce qui en tient lieu :" Regardez Misère, il a pris le ballon dans les couilles !"

Et moi je me racontais la mer, les yeux rougis, les poumons en rade, lèvres en chocolat Menier et des renvois de ma michette de pain que j'avais mangée trop vite. Et le Très Cher Père, sous le préau, qui faisait les cent pas avec son calendrier des martyrs dans la tête, il ne voyait pas le petit martyr de tous les jours, si près de lui, un martyr à canoniser séance tenante, sans l'avis des spécialistes, tellement ça crevait les yeux.

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