Léo Ferré - DANS LA RUE LA MUSIQUE

"DANS LA RUE, LA MUSIQUE !"

"Muss es sein ? es muss sein !"
Léo Ferré

"COMMENT DEVIENT-ON CHEF D'ORCHESTRE ?"

"On monte sur l'estrade ou bien on sait ou bien on ne saura jamais " disait Hans Richter, chef d'orchestre renommé de Bayreuth, directeur de l'opéra de Vienne et des concerts philharmoniques. (1)
Léo , lui aussi :
" Diriger un orchestre çà ne s'apprend pas, et je n'ai pas appris. Il faut seulement être rempli de musique et la transmettre au public comme un fluide. Le chef d'orchestre doit communiquer sa foi aux musiciens et , ainsi, l'orchestre joue avec passion ce qui n'est pas écrit… " (2)
Et Ernest Ansermet, fondateur en 1918 de l'orchestre de la Suisse romande à Genève, de rajouter : " Le geste du chef d'orchestre ne peut être appris, pas davantage qu'un geste de colère ou d'amour. Il ne sera efficace que s'il est organique, c'est-à-dire, personnel. C'est pourquoi il est si divers, et si difficile - pour ne pas dire impossible - à juger du dehors". (1)

Tout cela, les critiques de la musique dite " classique " le savaient depuis longtemps mais sans doute l'avaient-ils oublié comme nous allons nous en apercevoir malheureusement par la suite.

Tout a commencé le 9 février 1975 à Montreux.
Léo dirige en première exclusivité mondiale l'orchestre de l'Institut des Hautes Etudes Musicales composé de soixante-dix musiciens et de vingt choristes lors d'une tournée en Suisse du 9 au 13 février.
Le 11, il est à Genève.

Ecoutons Françoise Travelet nous faisant part de ses impressions lors de ce concert :
" Il fait froid - brouillard sur le lac -, à Genève, ce matin du 12 février 1975, et le Rhône coule gris aux pieds de la statue de Rousseau. La ville propre et sévère se rend au travail, payant de quelques pièces ces quotidiens aux boîtes du trottoir tandis que les trolleys suivent leurs perches et les tramways leurs rails, dans la rue du marché.
C'était hier soir, la Place-Neuve illuminée, le Théâtre et le Musée Rath. Et, derrière, le Victoria-hall où Ferré dirigeait, en première mondiale, Beethoven et Ravel. Une salle de concert, toute en longueur, avec des galeries incurvées - comme un violon. Une nef pour une cérémonie particulière, où le chœur - ors et velours rouge - étageait, sous de très belles orgues, ses gradins de pupitres. Le Victoria-Hall attendait les soixante-dix musiciens de l'orchestre symphonique de l'Institut des hautes études musicales, et Léo Ferré, le chef qu'ils s'étaient donnés.
Au programme, musiques " croisées ", Coriolan de Beethoven, La chanson du Mal Aimé, Les Amants tristes, La Solitude, le Concerto pour la main gauche de Ravel et l'Espoir.
La musique souvent me prend comme l'amour…
Ferré, chemise noire et jean bleu clair, au fond, face au public mais parmi ses musiciens. Chantant et dirigeant l'orchestre, les poings fermés sur les mesures ou les mains balayant les violons pour laisser parler le piano de Ravel, manchot left hand.
Pas de baguette. La musique dans les doigts. Et la ferveur dans la salle, le triomphe des rappels, le souffle coupé… La conscience d'assister à un événement.
Dans le café calfeutré par d'épaisses portières, enroulés autour de leurs bâtonnets, les journaux du matin. L'avant-veille à Montreux, le critique de La Suisse n'avait pas caché son enthousiasme pour cette étonnante confrontation de laquelle mille intensités et mille convulsions ont jailli, pour ce Ferré chef métronome laissant parler la musique de Beethoven ou revivant celle de Ravel, compositeur du Mal Aimé :
"On retrouve là cette étrange familiarité entre les maîtres défunts et le vivant Ferré. Non pas tant au niveau formel (on ne prétendra évidemment pas que Ferré atteint à la puissance d'un Beethoven), que dans ce déploiement d'une sensibilité exacerbée où apparaissent souvent des moments de grande folie, des instants privilégiés d'une bouleversante beauté spontanée, des vagues où l'on ressent, l'espace d'une seconde, des exaltations berloziennes ou des rigueurs à la Dukas, voire par ailleurs du Orff dans les chœurs déments à la Carmina Burana."
Mais aujourd'hui à Genève, La Suisse, sous une autre plume, a pris un autre ton :
"Ces chansons, ces récitations susurrées ou gueulées, cette musique informe, véritable dégoulinade où les plagiats sont agglutinés les uns aux autres, quelle horreur !
(…) Un vieux monsieur se donne en spectacle, dirigeant son orchestre face au public (…), transformant le grandiose Coriolan en minable exercice scolaire. Ravel, par contre, l'incite à se déchaîner, de telle sorte que l'orchestre écrase le malheureux pianiste plus souvent qu'à son tour !"
Aurions-nous rêvé le spectacle d'hier et les ovations ?
Non, car le Courrier raconte avec passion ce que nous avions éprouvé :
"Les mains du chef se sont dépliées, détendues, offertes, ouvertes en offrande. Le public est subjugué face à cet homme qui souffre du mal de musique comme d'un mal d'amour. " (2)

Sur les ondes de la Radio Suisse Romande, le spectacle est retransmis en direct.
Sur un fond d'applaudissements nourris, le commentaire a le mérite d'être clair :
" Nous avons pu suivre un concert, nous ne l'appellerons pas un tour de chant, un concert donné par l'orchestre de l'Institut des Hautes Etudes Musicales de Montreux placé sous la direction de Léo Ferré - Léo Ferré que le public rappelle maintenant - Léo Ferré qui a peut-être réussi, il le désirait, à quitter ce monde de la variété entre petits guillemets et à entrer dans celui de la musique encore que les mélomanes ne seront peut-être pas convaincus.
D'abord il y a ceux qui ne sont pas venus car ils ne tolèrent pas tellement qu'un artiste de variétés puisse prendre ses lettres de noblesse et puis il y a tous ceux qui ont été choqués que Ferré se permette d'enchaîner Ferré à Ravel , à Beethoven. "

Suit un interview de Dag Achatz, le soliste du concerto pour la main gauche de Ravel :
"Qu'est-ce que c'est que de travailler avec Léo Ferré ?
D.A. : C'est une expérience très enrichissante, c'est le plus beau jour de ma vie. Cela s'est vraiment bien passé, de la première note à la dernière, je crois que nous pouvons être fiers."

"PASDELOUP JE VOUS AI DANS LE COEUR"

En novembre 1975 au Palais des Congrès à Paris, un artiste dit " de variétés " se permet de diriger un orchestre classique - 140 musiciens et choristes des Concerts Pasdeloup - et de surcroît, crime de laize majesté, de mélanger ses musiques à celle de Beethoven et de Ravel.
Le programme du spectacle affiche en effet un projet ambitieux :
"Toute la musique : de Beethoven et Ravel à la chanson."

La cabale ne tardera pas.

Ce fut un lever de boucliers sur les ondes radiophoniques et même télévisées.
Les plus anciens se souviennent de l'émission " Le petit rapporteur " de Jacques Martin où il était de bon ton de se gausser aussi !!!

Sur France Inter,dans l'émission de Pierre Bouteiller, on eut droit à un interview du premier violon Monsieur Nerini qui eut beaucoup de mal à combattre la mauvaise foi évidente de son interlocuteur.
Et pourtant, ce qu'il disait aurait mérité qu'on y prête attention :
" Il a, et c'est d'abord une chose formidable, son amour de la musique. Il a une émotion intérieure quand il dirige même la musique classique et même surtout la musique classique.
Je dois dire que j'ai été étonné de sa façon de diriger Coriolan et d'accompagner le concerto de Ravel. "
On lui reprocha aussi de diriger face à la salle, mais comment peut-on imaginer un chanteur tournant le dos à son public ? Car Léo ne fait pas que diriger, il chante aussi et ceci est déjà un tour de force comme le dit encore et très justement, Monsieur Nerini :
" Il a une mémoire étonnante d'arriver à diriger un orchestre pendant deux heures et demi tout en ayant un texte à réciter c'est évidemment une performance que cela. "

Mais on lui reprocha surtout, mais pas ouvertement bien sûr, d'amener le grand public à la musique dite " grande " alors que Jules Pasdeloup lui-même fut l'inventeur des concerts populaires. Qu'un large public fût capable d'apprécier la musique symphonique, ce violoniste et chef d'orchestre n'en doutait pas car son ambition fut de " mettre les classiques à la portée de toutes les bourses ". En 1861, il loua le Cirque Napoléon - le futur Cirque d'Hiver - Annoncé par de longues affiches rouges placardées dans tout Paris, ce " grand concert de musique classique ", à la surprise générale, remporta un triomphe : " c'est un espèce de 1789 musical que Pasdeloup vient d'opérer en proclamant l'égalité des Français devant la musique ", déclara la Revue et Gazette musicale. (1)

Lors d'une rencontre avec des jeunes auteurs à la Sacem en 1984, Léo rapporte cette anecdote :
" P.A. :
A propos de mémoire, vous appartenez à une génération qui a eu manifestement le goût de la culture,qui cultivait sa mémoire, alors que beaucoup de jeunes auteurs ne connaissent pas très bien leurs classiques, leur histoire musicale, qu'en pensez-vous ?
L.F. :
Parce que personne ne leur a ouvert la porte, ce n'est pas leur faute.
Moi j'ai fait le " Concerto pour la main gauche " de Ravel avec un pianiste concertiste, et à la dernière cadence, je me cachais un peu, en regardant la salle, il jouait tout seul et il y avait un silence fantastique, car la plupart des jeunes présents entendaient l'œuvre pour la première fois de leur vie ! " (3)

Cette porte, Léo l'a ouverte et cela ne lui fut pas pardonné.

Tout cela pour dire que la raison de cette cabale, c'était la peur.
On a eu peur car on connaissait la valeur de l'artiste et lui laisser le champ libre aurait été trop dangereux car il remettait en question le domaine très fermé des concerts et par la même tout le monde musical classique.
Dans France-Soir, l'article de Jean Cotte " Beethoven assassine Léo Ferré " en est un exemple édifiant :
" Quelle drôle d'idée s'est emparée de Léo Ferré : diriger Beethoven et Ravel dans son show au Palais des Congrès ! Cela va lui attirer tous les ennuis. Le moindre est de tomber ainsi sous la coupe (sombre) de la critique musicale classique.
Ferré rentrant dans mes cordes, il me faut les lui passer autour du cou. Je ne lui trouve en effet, aucune circonstance atténuante. D'ordinaire, ce sont des gamins en culotte courte qui s'improvisent ainsi chefs d'orchestre. Or Ferré n'a plus le physique, l'âge, ni le costume de ces petits prodiges. "
Plus loin, après avoir bien sûr relevé tout ce que les autres critiques avaient en cœur dénigré (sa direction d'orchestre, sa position face à la salle etc…) Jean Cotte trouvant peut-être qu'il n'en avait pas assez dit , déclara qu'en plus Léo chante faux :
" Autre inquiétude : la voix de Ferré. Pour une oreille classique, aucun doute : il chante résolument faux. " (4)
Si nous avions encore un doute, celui-ci s'est envolé, car c'est bien la première et dernière fois que nous lirons ce genre d'énormité !!!
En effet personne, jamais, n'a remis en question ni le timbre ni le chant de Léo.
Voilà donc la phrase de trop que nous lui passons autour du cou.

Mais malgré tout cela, la salle de trois mille sept cent places du Palais des Congrès est pleine tous les soirs pendant un mois ce qui veut dire que ce fut peine perdue pour empêcher le public de s'y rendre. Et l'amour de Léo pour les musiciens de l'orchestre transparaît dans la lettre au titre évocateur " Paname Orchestra " .

Il fut de surcroît le chef d'orchestre qui aura le plus vendu en France de disques du Concerto de Ravel ( 15 000 alors que Boulez n'en a vendu que 2 500).

En 94, dans Chorus, Catherine Lara nous livre ses souvenirs :
"Quel géant ! quel génie ! Je n'emploie jamais ce mot mais pour lui, oui.
Qu'est-ce qu'il a pu se faire descendre ! Je me souviens. Au palais des Congrès, il dirigeait le Concerto pour la main gauche de Ravel. C'était à tomber par terre..."
Alors, face à l'engouement du public, la cabale prit un autre visage et Léo aura bien du mal à diriger de nouveau en France.

"DIRIGER UN ORCHESTRE C'EST FAIRE DIX MILLE FOIS L' AMOUR"

Et la cabale continue…

Extrait de "Avec le temps - c'est l'histoire d'un Métamec" de Patrick Buisson :
" Désormais, il se produit tel un chef d'orchestre à part entière : à Genève, à Bruxelles, à Montréal, à Berlin, à l'Opéra comique de Paris, au festival de Vence en compagnie du violoniste Ivry Gitlis qui, depuis l'enregistrement mémorable des Etrangers, lui prête à l'occasion, la langueur de son stradivarius.
A chaque fois, il a droit à un éreintement en règle, à une lapidation médiatique où le dernier chic est de lui jeter la première pierre.
Quel est donc cet amateur qui a l'outrecuidance de faire se succéder dans un même concert ses propres musiques " hollywoodiennes " et l'œuvre des plus grands compositeurs, comme s'il n'y avait pas la moindre différence entre ces " orchestrations de laboratoire " et l'économie naturelle du génie ? "

Voici ce qu'en pense Paroles et Musique :
" Bien sûr, les pontes de la critique classique ne manquèrent pas, en leur temps, de clouer le vieil hibou à la porte de leurs granges :

"Si des mecs jaloux
On en trouv' partout
Chez nous, on n'est pas en reste…
Annonc'si tu veux
Que tu vas sous peu
Diriger un grand orchestre…
Ca f'ra illico
De fielleux échos
Sous la plum'des journalistes
Qui diront soudain
" Fais pas ça copain
faut laisser faire les spécialistes ! "
On se sent à l'ais'
Lorsque c'est Boulez
Qui s'empar' de la baguette
Mais… c'est inopportun
Lorsque c'est quelqu'un
Qui " fait " dans la chansonnette
Et mêm' pas dans l' show-business !"
(Les spécialistes - Paroles de Caussimon, Musique de Ferré)

Ces messieurs l'ont largement fait savoir : Ferré dirige en amateur.
Eh bien soit, revendiquons ce mot ! Stricto sensu.
C'est-à-dire : celui qui aime. Celui qui, après une longue pratique de l'œuvre nous fait partager sa relecture intime.
. …/… L'hostilité pincée, rencontrée alors, donne tout leur sel à ces deux vers d'Henri Tachan évoquant " Mozart, Beethoven, Schubert et Rossini " :
"Y a trop longtemps qu' la noblesse mélomane
Se les était colonisés"
A cela, Ferré répond à sa manière : " Dans la rue, la Musique ! "
Lapidaire et définitif !
Avec exactement la même conviction que lorsque, dix ans avant 68, il proclamait : " La poésie est dans la rue ". (5)

SCL


(1) " Ni empereur ni roi chef d'orchestre " de George Liebert
(2) Dis-donc Ferré de Françoise Travelet
(3) Notes, le journal de la Sacem, interview de Léo par Pierre Achar - 27.04.84
4) France-Soir 14.11.75 Jean Cotte
(5) Paroles et Musique n°51 (juin-juillet-août 1985)

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