Ivry Gitlis et Léo Ferré

LÉO FERRÉ AU FESTIVAL DE VENCE 1973

Il a quel âge, Léo Ferré ? L'âge des poètes, seize ans, dix mille... Un capuchon d'argent mais, toutes les dix minutes, sur la bouche, le nom de son petit garçon de trois ans...
Bref, depuis quinze ans au moins, il n'avait jamais fait ce qu'il a fait mardi soir au col de Vence. Parce que, depuis quinze ans, son pianiste aveugle l'accompagnait partout, toujours.
"Ce type, tu sais, il avait les yeux grands ouverts, vers le dedans..."

Et pourtant, il l'a quitté en deux jours. Et Léo s'est retrouvé seul. Mais, juste avant, il avait rencontré Ivry Gitlis à qui il promettait de venir chanter à Vence. Alors ?
Alors, étranglé de trac, il a accepté cet insolite "Come back" : une sono, des bandes et, pour couper, de temps à autre, son propre accompagnement au piano... "La Solitude", il ne l'a pas chantée tout à fait comme d'habitude...

Chansons d'hier, ou plutôt de toujours, et surtout celles signées Verlaine, Apollinaire, Baudelaire...
Avec, pour "la mort des amants", une admirable mélodie vaguant du majeur au mineur... Avec, pour toutes les autres, d'éblouissantes orchestrations, de lui, oui.

Par exemple celle de cette chanson, jetée un soir, chez Barclay, sur le papier à la veille d'une première à l'Olympia parce qu'il venait d'en recevoir le texte et qu'il la voulait à sa première. C'était "la mort" de J.R. Caussimon. Fantastique...

Et puis, dans "Night and Day", tu sais bien "il avait du talent, Cole Porter", soudain, au creux du refrain tendre : "Ecoute, Ivry, le hibou de Castellina..."

C'est, devant 5 000 spectateurs, la révélation d'un secret trop gros même pour le coeur de Léo : ce hibou, c'est celui des nuits de Castellina-in-Chianti près de Sienne, où il a sa maison, et qui fut le départ de l'inspiration pour le concerto de violon qu'il achève pour Ivry... "Ce que j'ai voulu dire, tu sais, c'est le compositeur qui tente de s'arracher à la consonance (il a entendu Berg et Bartok) et puis qui, finalement, n'y arrive pas..."

En attendant la création à Vence 74, le violon d'Ivry accompagne d'abord d'une vertigineuse suite de Bach, puis d'une inspiration de plus en plus libre, le monologue du "Chien", en attendant celui du "Rien".

Il n'y a plus sur la scène du pré Saint-Barnabé, d'ange musicien ni de vieil anar qui dit, mais juste deux hommes.

Léo tout seul, et peut-être bien, qui sait ? Léo the Last, avec ses deux monologues a fait ce qu'il rêvait depuis longtemps de faire : son sermon sur la montagne. Drôle de sermon ! Qu'on soit d'accord ou pas, ses mots sans culotte font monter aux yeux des eaux pures...

Et il a demandé un cachet, Léo, pour chanter deux heures au col : il voulait, mais alors, vraiment, la sonate de Franck. C'est Ivry, bien sûr, avec Martha Argerich, puis Georges Pludermacher, qui l'ont jouée pour lui. Magnifiquement. C'était pour finir.

En voulant à tout pris tirer sa tignasse au Symbole, on avait de quoi rêver, cette sonate, c'est bien là qu'on entend la petite phrase de Vinteuil, la petite phrase de l'amour de Swann, qui ressuscite le Temps perdu...

Vence 73, c'est fini, sur cette image : Ivry au pied des lacets du col de Vence, debout à côté de sa Matra jaune, son violon sous le bras, qui regarde s'écouler le serpentin des centaines de voitures. Qui, presque toutes ralentissent, le temps d'entendre tous ces anonymes murmurer : " Merci, Ivry ; merci, Ivry ; merci, Ivry..."
C'est long à s'écouler, deux milles autos.

JULLIAN
Nice-Matin le 20/08/1973

IVRY GITLIS et la chanson "LES ÉTRANGERS"

Ivry Gitlis et Léo Ferré

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Et il poursuit son oeuvre. En ce moment c'est essentiellement un concerto pour violon écrit pour Ivry Gitlis. Son ami depuis qu'il l'a rencontré sur le plateau du "Grand Echiquier". Puis revu cet été, à Vence, où il a promis de revenir.
Ils viennent de faire un disque ensemble. Tout à fait par hasard. "J'étais en train d'enregistrer.Gitlis me cherchait. Il est venu au studio. Je l'ai vu arriver comme un grand oiseau de nuit. Il s'est mis à jouer du violon. Une fois, puis une autre fois de façon différente. C'était formidable..."
Ce nouveau disque baptisé "L'espoir" aura cependant une autre vedette dont on parlera sans doute plus encore que de Ferré et de Gitlis. Un petit garçon de trois ans et demi : "Mathieu, mon fils, il est beau" nous a révélé Léo Ferré.

"C'est l'enfant de l'amour adultérin. Je le gardais caché en attendant que mon divorce soit prononcé, je ne voulais pas qu'on lui fasse du mal. Mais maintenant il ne risque plus rien. Alors je l'ai mis en photo avec moi sur la pochette de mon prochain disque. La vengeance est un plat qui se mange en musique..." dit Léo Ferré. Et il rit de tout son visage. Heureux. Il ne sera plus jamais seul.
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R.-L. BIANCHINI
"Il chante, ce soir encore, à Nice
LEO FERRE : "Sur la pochette de mon prochain disque,
mon fils, Mathieu, trois ans et demi"
Nice-Matin du 19/01/74 (extrait)

Illustration : ivry Gitlis, au cours d'un concert,
entre sur scène pendant la chanson "Les étrangers" (TLP 1988)

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