Léo Ferré - Je parle à n'importe qui - Illustration

Je parle à n'importe qui

Poème de Léo Ferré


Il est six heures ici et midi à New York ? Hong Kong ? D'accord ! Et vous ?

En ce moment, tu te tourmentes dans ton aventure droite...

Et va donc !

Les traîtres, ça se cause à minuit, un peu avant de dormir...

Et ça vous fait dormir

Il est dix heures ici et mille miles sur l'autoroute de Vancouver
Il y a des oliviers en Toscane qui s'allument, fleuris, à la tramontane

Essorer, essorer... C'est ça le verbe de la pollution
Je suis pollué à cette heure préface
L'introdution du devoir et de l'amour...
C'est la messe à minuit de tes parfums superbes
Un peu en dessous de l'horizon, pour ne pas gêner les flamants
roses

Pink Floyd... Dans un moulin, la nuit, avec l'eau qui court en
dessous de toi
Il y avait dans vos yeux, petite, ce soir, vers la marée descendante,
Gare Saint-Lazare
Un peu de cette attente au bord du sacrifice... C'est délirant,
non ?

Léo Ferré - Je parle à n'importe qui - Texte

L'amour ça s'attend et puis, quand ça vient, c'est trop fort,
comme un alcool dans le désert
L'amour , ça se prend, alors, et ça se déshabille et ça se tache,
et ça se pollue
Et ça recommence au bord de la mer Noire ou à Créteil
Oui, à Créteil, dans cette forêt inventée hier matin dans le
désastre de la fourmilière
Créteil, forêt blanche

Je parle à n'importe qui

Aux insoumis
Aux arcs-en-ciel
Aux putains galaxiques qui n'en finiront pas de nous arriver
éteintes depuis des temps et des temps
Aux assassins
Aux artistes
Aux prêtres
à la voix d'outre-Manche, là-haut, vers la marée défaite et du
côté de Guernesey
Aux parfums
Aux chiens savants
Aux chiens perdus

à ces oiseaux rapaces qui attendent le malheur sur l'autoroute
vers Zurich
Aux routiers
à Rutebeuf
à ceux qui votent
à Jacques Prévert comme une misère adorée et qui ne vote pas
Aux lugubres sous les verres noirs d'un week-end à Cannes
à ce milliardaire impotent qui s'illumine de droiture
et de sueur à kleenex de couleur et de préférence for man
Aux pavés secs de 68
à ceux mouillés des larmes de gosses
Au Président du Tribunal de Bougie qui ne m'amènera jamais

AMRIA au nom rouge et ses douze ans ce soir partis vers
la peur et la vie qui va
Aux araignées qui filent
Aux architectes qui se foutent des araignées qui filent ou qui
ne fileront jamais
à Ravel
Aux machines à écrire En as-tu pris des coups, petite! sous le
style et les comptes et les graffiti chics et Shakespeare coincé là-bas
dans son to be
Aux portes de secours dans ce ciné d'outre passé avec les
chiottes pas loin
où meurent les victoires
Aux chagrins orphelins dans les rues de la terre
et puis dans les chemins aussi avec de la bruyère
Aux chansons vagabondes avec du vague à l'âme
Aux trésors enfouis dans la tête des gens
Aux particules spécialisées dans la défaite
Aux paravents de biais sur mon âme en cache-nez
Aux radios dans la nuit qui halètent des signes
à ces draps que la Mort figurée te conseille
Je ne veux pas connaître la maison de ma mort
éparpillé, petite, c'est comme ça que je meurs sur les hectares de
Créteil, le soir, dans le tumulte
à la sueur fidèle et que tu mouches vite
Aux pianos droits
Aux pianos faux
Aux pianos de misère
à cette girl septante fois putain septante fois misère septante
fois caduque
à ce particulier qui pue tout ce qu'il sait et il en sait, j' vous jure!

Aux magasins cachés dans le port des obstacles
Aux rues barrées où le silence fait fortune
à ces deux copains-là qui se grattent la tête
Aux carnavals parqués à la Fête à Neuneu
Aux sources du Carmel quand les frangines coulent
à cet ixe barré sparadrap de fortune
Aux calices vidés dans les bars-tabernacles
Au coca goudronné de cette fleur de l'âge entrevue à minuit
l'autre jour à Créteil
à tout ce qui la tient haut perchée glissante vers un djob
de fortune
à l'archange mixé dans un drug de misère
à ce mouton vêtu de sang dans cette rue toscane
LASCIATE OGNI SPERANZA toi qui canes

Léo Ferré - Je parle à n'importe qui - Texte

LES AUTOS QUI ROULENT ? CE SOIR ? ÇA FAIT UN VACARME À NE
PAS METTRE
UN CHIEN DEDANS ET UN HOMME AVEC
LES CHIENS ET LES HOMMES QUAND ÇA ROULE, LE SOIR ? DANS
LES AUTOS,
ÇA PENSE À L'ARABIE ET À L'HYDROGÈNE ET À LA VIE
TRANQUILLE
AU BORD DE CE MEXIQUE OÙ TU POURRAS ENTRER DEMAIN
MATIN
SI TA GUITARE EST BIEN DROITE
ET SI SES CORDES NE SONT PAS EMMÊLÉES
LE S GUITARES, LA NUIT, FONT UN VACARME À NE PAS METTRE
UN DIAPASON
À LA RADIO, COMME UN SEXTANT DE L'ILLUSOIRE

JE PARLE À L'ILLUSION

Bonsoir, Madame ! Bonsoir, et tenez-moi chaud aux sentiments
Je monte du FER et de l'ANTARCTIQUE et du CHINOIS
et de la CULTURE solennelle
Viens dans mes bras, déshabillez-vous, quittez ton pull, tes
rêves,
vos façons d'insoumise et partons, cinq minutes, dans le noir
illuminé de l'Autre,
toujours l'Autre... Nous lui apprendrons alors les bonnes
manières et la fierté
et le don, tu comprends ? Le don !

JE TE DONNE
JE TE FAIS
JE T'INVENTE
JE T'APPRENDS
JE TE CARESSE DE LOIN
TU M'ISOLES COMME UNE MARQUE ET JE TE MARQUE
COMME DANS UN WESTERN DU VENDREDI SOIR
JE TE MANGE ET TU M'OUBLIES
JE T'APPORTE L'ENFANT DE CES GENS QUI ONT PEUR
JE TE VENTRE ET T'IMMOLE SUR UN TROTTOIR TOUT À L'HEURE
AVEC UN CHIMPANZÉ DANS LES BRAS ET SATIE DANS SON PIANO

Musique... Musique... Dans une maison douce, dans un dortoir,
en 1926
derrière des jalousies plongeant dans la rue à midi, à Charleval,
ou en Pologne
à l'heure où les filles s'ouvrent et où les usines se ferment...

Toujours fermées, à jamais, à jamais, à jamais...
Des transistors dans la charnière à te rappeler à notre bon souvenir et à celui de ces parleurs
de nuit quand même et qui t'innervent une raison de ne plus
vivre à un certain moment,
parce que la vie des fois, elle exagère, et puis des fois elle me
sourit,
elle te prend dans son divan des calendes fourmillées

NOUS SOMMES DES FOURMIS

JE PARLE AUX FOURMIS A CELLES QUI TRICOTENT DES PAS ET DES PAS TOUTE LA VIE
JE PARLE À N'IMPORTE QUELLE FOURMI
À MA MÈRE AUSSI ET À LA TIENNE ET À LA LEUR
À CELLES PERDUES SOUS UN MARBRE DE SOUVENANCE
ET AUX TRAMWAYS QUI FERRAILLENT DANS MA MÉMOIRE
À CE CHIEN QUI PRENAIT CE TRAMWAY
ET QUI CHANGEAIT A LA BONNE STATION

Je monte du FER et d'un tramway

- Allô ? La Mort ?
Ne coupez pas, Mademoiselle

La Mort, dans ce tramway... Je m'en souviens... je parlais à la Mort

- VOUS DESCENDEZ À LA PROCHAINE ?

Elle te ressemblait tellement, elle te ressemblait tant et tant...
Elle était assez chouette !
Avec à peu près rien sur la figure... A part une secrète envie de mourir...
Et puis des seins, comme des chrysanthèmes...

Léo Ferré - Je parle à n'importe qui - Texte

Un grand lutrin où je lisais la bible particulière de ces temps
révélés avec des caractères
gutturaux et une encre sympathique dans la voix...
C'est terrible la Volupté
Ca vous a de ces yeux

Ça vous a de ces lèvres
et puis de ces façons...

JE TE VOLUPTE !

Comment ? Attends, ferme les yeux...

JE PARLE AUX VOLUPTAIRES... Les autres, tournez le bouton,
fermez votre boîte !
Je parle de ce chagrin particulier qui se remarque, quand on sait
remarquer, sur l'écorce
des arbres, sous la buée, la nuit, en route, quand ton pare-brise
a des larmes qui lui montent,
qui lui montent, dans les yeux des infidèles et des irréductibles
et qui voudraient bien t'être
fidèles et se réduire à toi si tu savais les volupter
JE TE MIRACLE alors et t'emmène loin dans les arrière-boutiques
des saisons mortes
et de l'enfer à portée de main pour qui sait fendre l'air de son
poing de sa voix de son sexe
de sa couleur de ses habits défaits de sa fureur qui va bouillir
comme le lait de ma gosse
L'INDEMNITÉ... Il faudrait bien parler de cette faveur chiffrée
pour le plaisir des inconnus
de tous ceux-là qui t'attendraient bien si tu leur arrivais...
L'amour, toujours l'amour
comme un chant d'oiseau triste et bien décidé à se trancher la
gorge de cent mille
fréquences nouvelles en cas de besoin

En ce temps-là en ces temps de Créteil
en ces temps de jadis tout à l'heure
en ces temps de l'Urssaf
en ces temps des carburants-comètes
en ces temps de dehors il faisait froid à l'âme
le reste ? et ta sœur !
je parle aux bidonvilles
au béton
à l'avenir des biens de consommation
aux comptables
aux fiches solennelles
et non seulement aux cartes perforées
mais a la perforation même, c'est ça, oui, la perforation
au geste particulier qui te fiche et t'embarque
dans la vallée de bidon's city
à cette idée de te poursuivre
à un vouloir de numéro
à la trique
à ton amour manque
à la trique
à la sécurité et à sa socialisation

la socialisation de la sécurité. . . C'est comme dix, vingt,
trente pulls
qu'on t'enfilerait pour ton bien quand il ferait jusqu'à des
cinquante à l'ombre...
Sois heureux et tais-toi
PORCA MISERIA PORCA MISERIA PORCA MISERIA

J'ai vu l'autre jour la Misère qui sortait de chez Dior

Dans le ventre des Espagnoles
Il y a des armes toutes prêtes
Et qui attendent
Et qui attendent

Léo Ferré - Je parle à n'importe qui - Texte

Des oiseaux finlandais vêtus de habanera
des vikings aux couteaux tranchant la manzanilla
des flamenches de Suède brunes comme la cendre
des guitares désencordées et qui se pendent
des amants exiles dans les cloches qui sonnent
la mort qui se promène au bras de Barcelone
des taureaux traverses qui traversent l'histoire
des soleils fatigues qui les regardent boire
un orient de misère a la jota engloutie
les parfums de l'islam crevant d’Andalousie
des pavés de flamenco aux gestes anarchiques
les rythmes du jazz band pour les paralytiques
les tam-tams de l’Afrique à portée de guitare
de l'eau fraiche et de l'ombre à jurer pour y croire
une rue de Madrid avec des fleurs fanées
un fusil de trente-six qui revient s'y trainer
un accord de guitare au moment où l'on passe

un passeur langoureux avant le coup de grâce
la bouteille à la mer dans un drugstore indien
un habit de lumière dans l'ombre du chagrin
la fureur pensionnée qui se croit dans la rue
des chansons caraïbes qu'on a perdues de vue
des cigales fuyant le bruit des castagnettes
toutes les Amériques au fond d'une cassette
exécutée à l'aube avec la stéréo
le silence permis au-delà de Franco
des ailes de moulin plantées sur les maisons
don quichotte qui passe à la télévision
une chaine en couleur pour avaler tout ça
le sang avec la veine d'avoir la corrida
et cent mille danseurs sur la place publique
pour que Christophe Colomb découvre la musique

dans le ventre d'une espagnole
il y a l'espoir qui se gonfle et qui gonfle et qui attend
et qui attend

Manuel de Falla

Léo Ferré - Je parle à n'importe qui - Texte

j'ai vu l'autre jour la misère qui passait la frontière espagnole

Manuel . . . Manuel . . . Manuel

J'habite à Ostende, pas loin du Port, dans la rue où il y a des
boutiques à femmes
Qu'est-ce que tu vends, toi ? Des femmes ?
Non... De l'intempérance et du chagrin sur l'autoroute de
Bologne à Milan
Et puis des montres aussi
Qui ne marquent pas l'heure mais une sorte d'attente devant la
porte de l'incroyable
Tu veux croire ?
Non !
Je crois en une certaine forme de blancheur un peu grise, là-bas,
près d'un fanal avare
Et la pile à 1 volt 1/2 s'arrange pour te filer un morceau de
musique
dans ton transistor à ailettes
Les mouettes se font la paire près de Cancale, en Bretagne, en
France... et où çà ?
Dans la Rue du Colisée à Paris tu vas être assassinée par un
marlou d'occase
Tiens-toi bien droite devant la Mort et fous-lui une baffe... si tu
la reconnais
La mort ça ressemble à un oeil en face du trou... Vise bien !
Viens avec moi du côté des amibes Alors tout ira bien Je te ferai
l'amour et tout le reste

Léo Ferré - Je parle à n'importe qui - Texte

Regarde Regarde Regarde... Il arrive... Quoi ? Le tramwaybleu de mon enfance

Tiens-toi bien à la perche, des fois que la tempête s'en mêle et
te décourage
devant tant de blancheur moutonneuse
Petite Petite J'ai dans la tête un vieux hautbois de 1925
J'ai dans la tête une Chinoise invertébrée qui chante en anglais
Da Victoria Ecoute...
Les Chinoises ont un stylo en bas du ventre et elles t'écrivent
longuement
Avec de l'encre de Chine, sous la muraille, et ça y va, oui !
Les Chinoises ont de l'ardeur à t'en faire t'analyser profond et
plus qu'il ne faudrait, tu me suis ?
Les Chinoises, ça chine et ça sent bien au profond de ta lumière,
du côté de ta fortune...

Les parfums de la rue me font marron souvent
Je n'ai plus de moyen
Je n'ai plus de candeur
Je suis à demi voyageur près d'un torrent, là-haut, tout seul
et ça sent bougrement l'eau verte et les moulins d'hier
Dors, une nuit, dans un moulin, avec l'eau en dessous, comme
une femme mouillée
et tu sentiras alors le jus de Dieu quand il se donne et quand il court
Et dans les veines Et dans le cul de la rivière
Les rivières ne vieillissent pas
Elles dégorgent, comme à la puberté, tu te souviens ? Dis ?

LE DELTA ... CE TRIANGLE GLUANT DE LA MISÈRE DES GLACIERS

J'habite Hambourg dans le quartier des conneries codées
J'ai un ordinateur dans le froc qui me chante la Solitude
Tu parles !
En allemand, je ne sais pas comment ça fait la Solitude...
Elle doit avoir l'accent...
Vous parlez Solitude, Monsieur ?

JE PARLE UN RIEN, UN CHÊNE, UNE IDÉE-FORCE
UN SERPENT À RÉVEILLE-MATIN DANS LE VENTRE DE MA MÈRE
ET TU EN AS UNE FLOPÉE QUI MANGENT DES POMMES
DANS CETTE RUE D'OSTENDE OÙ IL Y A DES BOUTIQUES À
FEMMES ET À FRITES
QUI PUENT
LES FRITES, PAR LÀ-HAUT, ÇA SE LAVE PAS LERCHE
ÇA CHANGE PAS SOUVENT SON HUILE
JE PRÉFÈRE LES FEMMES
MÊME QUAND ELLES NE CHANGENT PAS LEUR HUILE TOUS LES
QUINZE

L'incroyable c'est ça C'est ce qu'on ne voit pas
C'est l'ardeur d'un chiffon sous la pique clocharde
C'est du jasmin courant qui remonte des jambes
La laine s'inventant sous les doigts qui la cardent
C'est l'heure quand il faut que l'heure batte l'iambe

TU NE SAIS PAS CE QUE C'EST "L'IAMBE" ?
C'est aussi l'incroyable dans le style de mon père qui ne savait
vraiment pas grand-chose...

FILE-MOI UNE TAFFE
C'est bon... Je me la hume me la respire et te la rends et te la
donne
Et elle n'en finit plus de nous embrumer les éponges
FILE-MOI UNE TAFFE
Bien... Encore...
Une cigarette... Le temps de la griller facile... Donne m'en une...

JE ROULAIS ALORS LES FILLES DANS MON CHINCHILLA
PARTICULIER
J'AVAIS UNE MACHINE ROULEUSE TOUT CE QU'IL Y A DE BIEN !
LES FILLES S'IMMISCAIENT DANS LA FENTE
J'Y PASSAIS MON SLIP TOUT À FAIT BIBLE
JE FERMAIS J'ACCROCHAIS BIEN ET JE ROULAIS JE ROULAIS
C'EST BIEN APRÈS QUE JE LES ALLUMAIS
ELLES ME DESCENDAIENT DANS LE TREFONDS ET PUIS J'EN
FAISAIS DES RONDS
QUI PARTAIENT LOIN VERS HABANERA OU À HAMBOURG
DANS LE QUARTIER CODÉ
ELLES ETAIENT CODÉES ET NE REPONDAIENT PLUS QU'À MON
CHIFFRE

D'où viens-tu Miss Celtique ?
Filez-m'en une cartouche... A la douane, c'est tolérable...

JE SUIS UN CODE QUI S'EN VA EN FUMÉE

Léo Ferré - Je parle à n'importe qui - Texte

Une cigarette ? le temps de la fumer et d'en remplir mes deux
éponges
Et cette Petite, Piazza di Spagna, qui dansait l'Après-midi d'un
slave... Tiens... Tiens...

JE TOI IL NOUS VOUS ILS
LA SOCIÉTÉ EST UNE CONJUGAISON BARRICADÉE
TOI TOI TOI TOI

Ces rapaces sur l'autoroute vers Zurich et qui attendent la
catastrophe
Ces rapaces ailes-de-jatte
Le parc automobile rend les oiseaux rapaces fainéants
Et j'en voyais : des buses des milans des éperviers
Des focs... Démarrés lentement vers l'horizon bleuté comme la
terre de très loin

DES FOIS, LE SOIR, MAINTENANT, QUAND TU TE REGARDES DANS
LA GLACE
IL PASSE UN PEU DE CETTE ANCIENNE VIGUEUR QUI FAISAIT LES
HOMMES FIERS
COMME DES VIKINGS CONSTELLÉS
NOUS SOMMES UN PEU TOUS DES VIKINGS
À UNE CERTAINE HEURE
LA BARBE NAISSANTE
ET LE COLLANT BIEN ARRIMÉ
L'AMOUR C'EST UNE VOILE AUSSI
ET LES MOUTONS LE SAVENT BIEN
CES MOUTONS DE LA MER DONT LES CHEVAUX SE GAVENT...

SALUT, VIKING !

J'habite à Ostende, pas loin du Port, dans la Rue où il y a des
boutiques à femmes
Qu'est-ce que tu vends, toi ? Des femmes ?
Non... Des porte-sexes, sur l'autoroute de Bologne à Milan et
puis des montres aussi
Qui n'ont pas d'aiguilles mais des oreilles d'ange... Pour mieux
écouter le temps
J'habite à Monaco, dans le quartier américain, dans le bistrot
où il y a des machines à femmes
Qu'est-ce que tu vends, toi ? Des femmes ?
Non... Des Oranges sur la ligne de Los Angeles à Monaco et
puis des montres aussi
Qui me marquent pas l'heure mais une sorte d'attente devant le
tapis vert de mon destin
Et tout çà fait des orangeades avec le salaire menstruel de ces
femmes qui ont perdu
aux chances simples
- Le rouge ?
- Non, le noir... comme la Mort
- Tu vends la Mort aussi ?
- Non, je la gagne ! Et ça dépend du numéro
- Lequel ?
- Devine !

J'habite à Ostende, pas loin du Port, avec des chiens,
seulement... avec des chiens !

Tu marches, Boulevard des Italiens Je vais partir tout à l'heure
à la frontière belge
J'ai mis des figues de côté pour ta misère et mon chagrin
d'adulte
Je me chagrine tout doucement Tu te mets le doigt dans le
bastringue
avec du rock dans l'entre-chat
Entre le chat, tu comprends ? Entre le chat...
Léo Ferré - Je parle à n'importe qui - Texte Je sais que cette femme est ancienne déjà elle a dix-huit ans et
des ordures
Tu vas prendre le quart dans un quart d'heure là-bas dans
l'Antartique
Des manchots te joueront Ravel si tu es sage Ils te feront la
paire d'as et le brelan des solitaires
Un deux trois Vas-y donc voir Poupée Je t'ai à l'oeil tout de
même Et je vais à Amsterdam
Cette voilure dans la rue tout à l'heure On eût dit d'un voilier
génial terrible, tout envergué de Toi , de Moi de Vous de Nous
de Qui ?

Nous sommes vraiment barricadés Je suis d'un autre monde
EXTRA GÉNIAL FANTA !

Je mettrai dans le mille au poker dans deux heures
Tu seras mon carré je te jouerai la quinte
ô Petite Viens-moi par là oui simplement
Ta culotte orangée a des parfums soumis
Je le dirai aux oiseaux cons, là-haut, qui s'électrisent
ô la géométrie de ce Bar à Minuit
la fille dans le coin joue à chat et à chatte
Un marlou ne vient pas pour la peau dans ce trèpe
Les badauds discursifs s'en vont vendredi soir
Rouler des kilomètres aux dentelles des flicsµ
Bien ceinturés C'est sûr Je suis chez moi, Madame, Viens...
Je te ferai l'amour dans le quartier des chiens où l'on ne fait que
passer

SUR LA MER J'AI TOUT MIS MA RÈGLE MON ODEUR
MON CALEPIN D'HORREUR OU JE NOTE VOS COMPTES
MES FLEURS MES MONTRES ET PUIS MES FUSEAUX MON
MALHEUR
IL EST ONZE HEURES ICI ET HIER À HONG KONG
MA CHINOISE N'AVAIT QU'UN POISSON DANS LA GORGE
DANS LA RUE SAINT-DENIS JE COMPTE LES OUTRAGES
JE SUIS LAVANDE UN PEU DANS CETTE CITE FORGE
OU LE SOUFFLE DES SOUFFLERIES PART EN VOYAGE
JE SUIS D'UN AUTRE TEMPS ET DE DEMAIN MATIN
JE SUIS D'UN AUTRE RÊVE OU JE RÊVE D'UN RÊVE
ô CET HARMONICA DANS LA NUIT REQUIEM
VA-T-EN PETIT, VA-T'EN, VOIS MON TRAMWAY SE LÈVE

Je parle aux autobus au dépôt tout à l'heure
Je parle aux araignées malades qui s'en vont patte à patte
Acheter de la laine au Carrefour là-bas à Créteil Cité Blême
Comme une chantilly de brume jouit d'un astrolabe
Etoile Etoile douce et tiède
Douce Etoile jalouse ô la peur des bleuissements de terre

Des chiffres 17654 particuliers à particules
7483746 raisons de nous aimer malgré l'heure, au bureau,
malgré la cravate de ton chef
QUI EN RAJOUTE
6476842 raisons de le mordre comme ces chiens mordeurs
Loups d'un siècle bizarre
Sur l'autoroute il y a des songes métalliques A Total j'ai acheté
une poupée en soie

Léo Ferré - Je parle à n'importe qui - Texte

Le métal de ta voix dans la rue à Florence Dis donc Dante est
passé par là Hier

PER ME SI VA NELLA CITA DOLENTE
PER ME SI VA NEL ETERNO DOLORE

Dire à Joan Baez de chanter l'Enfer

C'est bien ça le drame : LA PERFORATION C'est terrible
LA PERFORATION
Devant ton ordinateur
J'ai pris un Sacrifice pour moi tout seul, avec une bière
allemande à la pression
Les gens n'en croyaient pas leurs lèvres gourmandines Et je te
perfore encore de mémoire, ce soir
Je te perfore et je te chiffre et je te compte et te décompte
Je t'apprends par coeur Je ne peux plus me tromper quand on
me fait parler de Toi
Je te sais Je te dis de m'aimer et tu m'aimes Je te dis de crier et
tu chantes
Je te dis de forcer Et tu tombes je te dis que c'est là ET TU ES
TOUJOURS LÀ
MON AMOUR INCHANGÉ

Cette femme que j'ai vue devant un hôpital cet été
Et que j'avais aimée Autrefois Elle ne le savait pas
Et puis cette poubelle sur la tronche comme une dentelle usée
- Vous vous rappelez de moi ? J'étais une amie de votre soeur
- C'est toi ? Où es-tu ? Tu avais des lèvres de pain frais Des
dessous forcément de levure
Et je t'ai inventée Et tu n'y as rien vu

ET VOILÀ QUE LA MORT T'ENTAME A CENT A L'HEURE
FAIS ATTENTION AU VERGLAS - LA MORT L'HIVER ÇA TE
CONGÈLERA
DANS LA RUE TES VEINULES ON DIRAIT DES SERPENTINS DE
VIDANGE
VIDE-TOI PETITE FLEUR SAUVAGE TU ES SÈCHE ILLISIBLE

JE SUIS UN VIEUX CHEVAL DE HALAGE LÀ-BAS
QUI REGARDE PASSER DES AMANTS DE CARTON
LES PETITS PATAPONS ONT DES PAS DE VELOURS
ILS MARCHENT DANS LA NUIT
DANS LEURS YEUX DES SOULIERS SE DÉLACENT DES JOURS

MON AMOUR INCHANGÉ MON AMOUR INCHANGÉ... ADIEU !

Tout à l'envers bien sûr tout dans le négatif

C'est dans le négatif que je mets à la voile
Dans une mer d'acier où les nageurs s'étoilent
Comme une tache d'encre de Chine éclatée
Une tache pliée et qui va faire sa toile
Comme une araignée
Une araignée surréaliste

DEMAIN DEMAIN DEMAIN DEMAIN

Comme une fleur venue d'on ne sait où, Petit
Fanée déjà pour moi, pour toi dans les vitrines
Dans un texte impossible à se carrer au lit
Ces fleurs du mal, dit-on, que tes courbes dessinent

Vos constitutions
Ma constitution
J'ai la constitution d'un âne de trente ans
C'est vous dire l'objectivité de mes braiments

Vos morales toujours les Vôtres
Votre café au lit au croissant au petit coup jette-m'en donc encore
un p'tit
Vos chemises échancrées qui plissent sur le pressing, le premier à
gauche dans votre quartier
Les pressings de droite tu ne peux pas les supporter
Ils plissent de travers T'as l'air d'un cerf-volant
Tout ce qui vous muselle
Tout ce que vous adorez
Tout ce qui est votre mort quotidienne
Je suis ma mort Tu es ta mort Il est sa mort Nous sommes notre
mort
Et votre mort aussi
Quant à leur mort, qui s'en prévaut ?
Tout cela pour moi c'est terminé

DEMAIN DEMAIN DEMAIN DEMAIN

De l'autre côté de la terre il y a des chevaux qui ont des problèmes
Ceux que nous leur prêtons Les mêmes qu'ici
Le sentiment de la mort Je te ferai voir, moi, ce que c'est
Les rides les rides Le souffle un peu en rade
Le terrible petit bruit dans ton échine quand tu te baisses

Léo Ferré - Je parle à n'importe qui - Texte

Sur les lacs les chevaux mangent des fleurs fanées

Et leurs photos se reflétant dans les eaux tristes
Leur reviennent à leurs museaux tout embrumés

Demande donc une douzaine de chevaux à ton fleuriste

LA GRAISSE DE CHEVAL CA VA POUR LES GÂTEAUX
CA SE DIGÈRE MIEUX
QUANT À TES ROTS ILS SENTENT LA PAMPA ET TU ES BIEN
CONTENT, PAS VRAI ?

DEMAIN ?

Un mot
Un fauteuil désossé
Et même au premier rang les fauteuils se désossent
Tu me verras d'en bas tu monteras vers moi
Tes yeux désorbités je les prendrai au lit le matin avec mon
regard double
Comme une médecine et je verrai le Rien vers quoi tu tends les
bras depuis des temps
Par le biais de tes yeux
Tu n'es qu'une voyeuse et moi je suis l'oiseau
Méfie-toi du rapace là-haut qui te déniche
Une chanson parlée d'une voix mesurée au métronome des
grands vents du Nord
Battant sur la chaussée d'une ville perdue
Un chagrin qui s'étale et fait plouf ! dans la rue à midi et que tu
ne vois pas
Un violoncelle en paille pour faire ton ménage en musique en
sonate et en caramel mou
Une fille extasiée dans un coin de porte et se signant à
l'approche du voleur de filles
Une lettre postée trop tôt et que le collecteur du courrier à Paris
ne voudra pas te rendre
parce qu'il ne te connaît pas
Une eau glacée qui te surprend et que tu insultes et que tu
adores et que tu réchauffes
Le tube d'aspirine que tu manges en te grattant la tête et en
cherchant de côté un regard fraternel
Cette bouteille d'eau minérale qui ne vient même pas de la terre
Cette auto qui dérape et qui engorge l'autoroute

REQUIEM MACADAM
J'AI PAYÉ L'ASSURANCE

Avec l'attestation dans le remords tu boufferas ce soir des
chevaux blêmes
Avec leur bave de fatigue à leurs mufles distants
Ils te regarderont

LA MORT QUAND ÇA REGARDE À L'AIR D'UN CHEVAL TRISTE

TOUT CE SANG QUE LE PEINTRE A MIS SUR TA PALETTE

Et tous ces cons qui vivent avec notre commisération
Et tous ces cons qui dévident lentement devant leur condition de
con la grande pelote de la connerie
Et tous ces cons qui n'aiment que les fleurs des champs
téléconnées bien filméconnées bien cadréconnées

A LA TÉLÉVICON

ET TOUS CES CONS QUI VIVENT CONS HIER ET AVANT-HIER
ET IL Y A CENT MILLE ANS
ET TOUS CES CONS QUI FONT QUE JE ME DIS QUE

SI DIEU EXISTAIT IL NE POURRAIT ÊTRE QUE CON

DEMAIN ?

Léo Ferré - Je parle à n'importe qui - Texte

JE T'AIME ! JE T'AIME ! JE T'AIME !

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