Léo Ferré - Je suis un révolté permanent

JE SUIS UN RÉVOLTÉ PERMANENT et je m'emploie à trouver le bonheur, où qu'il soit, pour le traduire et le réinventer toujours à propos et en dehors des idées reçues. Je ne crois pas au bonheur permanent parce que rien n'est permanent, parce que les conditions d'asservissement dans lesquelles nous vivons - les artistes aussi - nous voilent le vrai sens des choses et des êtres. Il est possible de se désengager de cette tourbe dans laquelle on nous a mis depuis le lait de maman jusqu'aux prétentions exagérées de l'avidité et des manies sexuelles qui dérivent toujours - en tout cas souvent - vers une maternité, attente comprise de ce mâle qui se prend pour la réincarnation de la force même. Je crois que le bonheur est une suite de malheurs contournés, muselés. Je crois qu'il est bâti sur des fondations de misère. Et l'Artiste dans tout ça ? Et l'Artiste ? Nous sommes les délégués des passions crépusculaires. Nous ne vivons pas. Nous sommes... et encore !

En ce qui doit me concerner absolument, je suis un de la "RÉVOLTE", vraiment. Et je la tiens, avec une laisse, comme on tiendrait un animal monstrueusement éloquent et furieux.
Je ne tiens pas à la laisser partir dans les "associations" ou à l'Académie. Et il faut veiller, sans trêve. Les parfums du bien-être souvent vous assaillent et vous racontent votre vrai visage et, en tous cas, votre âge. Je n'ai pas d'âge et me surveille, sur ce plan, très objectivement. Si je me voyais, chaque soir, enfiler des pantoufles, alors je ne serais plus qu'un citadin fichu et chiffré.

La révolte qui a réussi est un asservissement pour d'autres révoltes. La révolte acquise, installée, devient la tyrannie. La révolte doit être permanente parce qu'elle dépasse le fait historique. Elle est antérieure à l'histoire, c'est une clef qui ouvre, parfois. Il suffit de la joindre à une serrure. L'Artiste doit toujours chercher la serrrure pour lui, et, en tout cas, pour l' Autre. Le révolté fait l'amour avec les clôtures. Il défonce les portes. Les bat derrière lui, sauvagement, mais il ne doit jamais laisser l'entrebaîllement par où soufflent les idées d'apaisement. La révolte apaisée annule le geste de destruction. Il faut détruire, détruire encore. Il faut que l'idée même de destruction n'arrête jamais de procréer la "négation"...
Je vous dis : NON, NON. Le moment où j'acquiesce me retire tout à fait du monde de la proscription. Si je dis OUI, c'est terminé.

LA REVOLUTION ? ÇA TOURNE. Je ne crois qu'en l'insurrection quotidienne, voire minutée. Les syndicats ont tué le libre arbitre du citadin et les citadins ne le savent pas. Lénine disait bien : "Pour un oeil, deux yeux, pour une dent, toute la gueule"... ça doit être ça, la RÉVOLUTION.

Les révolutionaires ? Ce sont les employés de la révolution. Les employés de l'insurrection, on les appelle les terroristes, encore qu'ils ne soient pas encore conscients du véritable ménage à faire. Ça viendra. Je l'espère.

La jeunesse du monde actuel est un ferment d'anarchie. L'heure est venue de leur donner la main et l'esprit afin qu'éclatent les anciens cadres dans lesquels nous essayons encore de nous montrer ineptes et retardés. Il ne faut pas que les jeunes ratent le train et finissent, à la trentaine, dans les camps du pouvoir, quels qu'ils soient. LE MARXISME EST RESTÉ À LA CONSIGNE DE 1917 et personne n'a été le réclamer.

Ce ne sont plus les prolétaires qui doivent s'unir. Les prolétaires sont divisés et dans les syndicats, et dans le rang social, et dans le coeur.
JEUNES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS POUR DÉFENDRE VOTRE SEUL BIEN : LA VIE.

IL FAUT DÉSAPPRENDRE TOUT.




-----------------------

Ce texte de Léo Ferré est extrait du livre de Christine Letellier "Léo Ferré l'Unique et sa solitude" paru en 1993 aux éditions Nizet.
Ce livre est né d'un mémoire de maîtrise de Lettres Modernes soutenu en 1989 à l'Université de Rouen sous la direction de M. Jean Pierrot. Christine Letellier est professeur certifié de Lettres Modernes.

Voici la dédicace de Léo Ferré :
"Mademoiselle Letellier a fait un travail qui dépasse la mesure habituelle de l'université. Elle a trouvé un éditeur, elle va donc faire connaître, aux gens qui aiment la littérature, qu'il existe tout de même un travail d'université qui a ses adeptes. Je lui donne un texte (1) qui signifiera bien, je pense, sa façon d'avoir "étudié" et son plaisir, avec le mien, de prolonger son coeur et son savoir dans la pratique courante et appréciable de l'intelligence... Rare !"

(1) JE SUIS UN RÉVOLTÉ PERMANENT

Page suivante