Léo Ferré - La poesie est dans la rue


La poésie est dans la rue

Texte de Léo Ferré

Les poètes se promènent dans la tête des gens. Il y a la brume, quelquefois, qui tient les idées au rancart et l'on peut se demander où tout ça peut finir. " Je veux bien te donner des fleurs " disait Charles Baudelaire en 1957, " mais arrange-toi pour qu'elles ne fanent pas ". Paul Valery, l'écrivain, voyait Verlaine monter le boulevard Saint-Michel, boitant, tiré par son bâton de marcheur et allant dans son café journalier. Paul Valéry n'a jamais traversé la rue pour dire bonjour à Verlaine, et c'est lui qui raconte " cette " anecdote. Son café à lui, c'était l'Académie française. Paul Léautaud, écrivain aussi, lecteur chez Gallimard, avait " planqué " Alcools de Guillaume Apollinaire dans son tiroir pendant deux ou trois ans. Il disait l'avoir oublié. Rimbaud écrivait à Verlaine : " Quand vous me verrez manger positivement de la merde, alors vous pourrez dire que je ne suis pas cher à nourrir. " 

La poésie est dans la rue, avec la musique et grâce à la musique. En 1956, j'avais enregistré un disque avec, entre autres, Pauvre Rutebeuf, ce poète du XIIIe siècle. Un matin, allant faire mes commissions à Neuilly, j'habitais sur la frontière Porte Maillot, il y avait un chauffeur de camion arrêté. Quand il m'a vu, il s'est penché par sa portière et m'a dit : "Léo, quand est-ce que tu nous chanteras le "pauvre boeuf" à la télévision ? " Je me suis bien gardé de rectifier en me disant : " Un jour, tu sauras toi-même que Rutebeuf n'était pas un "boeuf". C'est ça, la connaissance... La Culture... Dans le coeur...  " 

La rue est une galaxie de l'outrage, du silence en marche, du bruit, à la portée de toutes les oreilles. C'est dans la rue qu'on chante, qu'on pleure, qu'on marche aussi vers la tendresse, vers la violence, vers le " qu'en-dira-t-on ", et toi tu l'as vu  ? ... Moi, non.

C'est dans la rue qui t'offense quand les jardins, sous les pavés, fleurissent rouges ... Quand les femmes regardent ce qu'on ne voit jamais que dans l'illusion du printemps réclamé et qui n'arrive pas, à moins qu'on le suppose exactement et qu'il vous prenne à bras le corps et dans les yeux du vertige poétique.

On y arrive. La poésie est dans la rue. Uniquement.Le temps des cerises, dans un livre, ça n'est même pas lisible.

Dans la rue, il t'enchante...

Et voilà, elle arrive la Musique, ce véhicule fantastique qui ne s'arrête pas et qui vient dans tes oreilles. Et puis, qui repart, là-bas, dans les canalisations de l'Amour, du courage et de la splendeur.

La poésie est dans la rue. Elle te regarde. Prends-la dans tes bras.

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