Le chemin d'enfer
Poème de Léo Ferré
Je ne sais pas l'an que je viens de vivre
Dans la feuille morte où vient de passer
Toute la veinure et l'âme du givre
Tout le délaissé de tout ce passé
Je ne sais pas l'heure et l'heure me tire
Et me tire au bord de la vérité
Si pour le meilleur j'ai laissé le pire
Le pire m'a mis le meilleur au cœur
La morale aux fers et tout cet empire
De désirs non eus et de beaux malheurs
Justice soit faite au bas de la carte
Où mon astrologue a vêtu ma peur
Cette peur prescrite il faut qu'elle écarte
Le grain de l'ivraie au mieux des saisons
Réclamant son dû et puis qu'elle parte
Paradis construit d'âmes linéaires
Je sens dans le creux de vos oraisons
Le parfum lassé d'un brin de bruyère
Comme d'un automne à peine exaucé
Quand l'hiver se range au bord des rivières
Et que des miroirs coulent verglacés
Dans le feu dormant rose des contraintes
Je sais que sommeille un désir glacé
Tout est sur la brèche et même la plainte
Qui va s'échapper comme un jour descend
De ce cheval triste et fou qu'on éreinte
Sur le long charroi que la mort surprend
Cette plainte-là comme un diadème
Ceint sa tête un peu d'étoiles de sang
De toute éternité c'est dans le thème
Que la Nature doit traduire au mieux
De la finitude et de son dilemme
Vivre sur l'horrible et gagner au jeu
De la marguerite effeuillée quand même
"Je t'aime " c'est du meurtre à petit feu
ô Nietzsche agrippé naseaux de Turin
Ce fiacre roulant dans le fantastique
Et la Folie te prenant par la main
J'entends dans la rue une hippomusique
ô Nietzsche l'entends-tu? C'est du chagrin
Avec le mors au cœur, c'est une clique
Et ses tambours voilés frappent le temps
Sur le pavé des cours et de ta gloire
Avec des chevaux se remémorant
Avec des chevaux à l'avoine noire
Mâchant de la mort le sourire aux dents
Ces dents comme des trous dans la mémoire
Et sur la treille aux grappes de velours
Je millésime un cru de couturière
Un bordeaux de dentelle au creux du jour
Sur le chemin d'enfer je fais la guerre
Aux standards accueillis aux tambours
A ceux qui n'ont jamais l'âme légère
Or j'allais par les champs L'épouvantail
Me fit des signes et j'allai droit à l'ombre
Comme inscrite au fusain sur un vitrail
J'avais l'air d'un corbeau comme lui sombre
Et m'étonnai qu'un si pauvre attirail
En croix troué pût remplacer le nombre
Eh! mon corbeau que dis-tu de ma trogne?
Comment? me dis-je lui si près de moi
Et il n'attend même pas qu'on y cogne!
L'échine ravaudée avec les doigts
Qui tricotent la peur sous la besogne
Les gens gagnent le grain que je leur dois
Comment t'appelles-tu fripier des brumes?
Je m'appelle l'Ennui de mon perchoir
Je contrôle la nuit quand on l'allume
Je fais les rêves gris les propos noirs
Je suis un astre éteint qui se consume
Un professeur qui ferait ses devoirs
Un jardin où la rose n'a pas d'âme
Mais l'épine au côté pour s'en aller
Les soirs de mai quand le rose l'enflamme
Je suis un vieux poisson désespéré
Une tête d'oiseau dans une femme
Avec mon bec dans son miroir gelé
J'ai vu dans la craie d'incroyables ixes
Avec des chapeaux de lune et de vent
Et poétisant des savants prolixes
J'ai la mathématique du divan
Et quand tu vas dormir pour toi je mixe
Le bonheur et la Mort qui va devant
Avec le jour au bout comme un suffixe