Léo Ferré - Les professionnelles

Les professionnelles

extrait de l'Opéra du pauvre de Léo Ferré

.../...
Le Greffier
Il y a deux femmes qui demandent à être entendues, Monsieur le Président.
Le Corbeau
Qui sont-elles ?
Le Greffier
Mais... mais... ce sont des... des... professionnelles... des... des putains !
Le Corbeau
Ah ! Ah !... mais c'est intéressant...
Alors, mesdames ? Vous êtes pour la Nuit, évidemment !
1ère Professionnelle
Ah ! Pour nous, la nuit est un enfant du malheur et de toutes âmes réunies.
Nous parlons, nous faisons la Nuit. Nous l'embrassons comme un amour insensé,
commode, pas tout à fait dans le temps et dans l'univers.
La Nuit, c'est à genoux que nous la prions
Comme une source diabolique
Comme un chagrin qui se délecte
Comme un empire sur la route et qui te fait bien des mystères.
Comme un ennui qui part, là-bas...
Pourquoi ? Parce que c'est moi qui le nourris
Qui l'entreprends...
Je prends la Nuit par le devant...
Le Corbeau
Vous ?
1ère Professionnelle
Oui, moi je prends la nuit par le devant
Et elle m'apprend à la défaire
Alors je suis l'oiseau charmeur et silencieux...
Le Corbeau
Vous dîtes tout ça à vos clients, Madame ?
1ère Professionnelle
Bien sûr que non. Je ne dis rien à mes clients, je les invite à faire vite, vite, vite... Et puis je m'en remets à mes discours que je reprends sous un fanal qui marche au gaz et que je réinvente dans les néons subversifs.
Le Corbeau
Comment ? Les néons subversifs ?
1ère Professionnelle
Les néons, Monsieur, sont la honte de la lumière. Ils n'existent que parce que les yeux des hommes sont irrévérencieux, sordides, éteints... de préférence. Alors la communauté organisatrice - le pouvoir, si vous préférez- a inventé des crécelles lumineuses pour entrer dans les yeux morts, éteints, je le répète. Les yeux des hommes, quand ils descendent sur nos abîmes, n'en remontent plus et ils s'isolent dans la honte, le qu'en dira-t-on, horreur de la virginité dépassée, vaincue, sorcière. Et nous les avons bien alors, dans nos yeux à nous, et nous les tirons de leur infortune et de leurs piètreries voyeuses et terminées.
Le Corbeau
Pourquoi terminées ?
1ère Professionnelle
Parce que l'amour vendu, ça n'est pas un plat courant ; c'est le désordre des viscères qui se hâtent à toujours recommencer.
Le Corbeau
Vous êtes philosophe ?
1ère Professionnelle
Non. Je suis un Ange décapité, Monsieur. Le Corbeau (à la 2ème professionnelle)
Et vous ? Vous êtes décapitée ?
2ème Professionnelle
Moi je décapite les têtes maladroites, vertueuses... qui se croient vertueuses... qui se croient vertueuses avec, toujours, inscrits sur leur drapeau, des mots clefs, des mots malades, des mots terribles qui remettent leur solitude toujours en question, comme-ci l'on était contraint de s'illustrer avec des formes habituelles, séniles aussi, même à l'âge de la fleur... Vous comprenez ?
Le Corbeau
Non.
2ème Professionnelle
Ça ne fait rien. Rien ne sert à rien.Tout est à réinventer. Nous autres, des formules apprises - ou que l'on croit apprises - nous sommes d'un autre univers, celui de la Folie consciente et arnaqueuse. La Nuit nous connaît bien et elle nous invite toujours à la suivre. Dès le crépuscule, NOUS SOMMES. Etre, pour nous, ça n'est pas une question... you see ?
Le Corbeau
Et dans les chambres, comment ça se passe ?
Les deux Professionnelles ensemble
NOUS NE SAVONS PAS, MONSIEUR, NOUS SOMMES DES ARTIFICES. A vous dire la vérité...
Le Corbeau
Il faut dire la Vérité. Vous êtes là pour ça, Mesdames !
Greffier ! Notez la Vérité !
Le Greffier
Miaou ! Miaou !
1ère Professionnelle
C'est ça, la Vérité ! C'est la raison pour laquelle notre entrechat s'appelle "sexe". Dans les néons ça crisse un peu quand-même et ça miaule aussi. A vous dire la Vérité donc, nous existons que dans la mesure où le Bien se consomme avec le Mal.
Le Corbeau
Comment ? Mais ça n'a rien à voir avec votre témoignage en faveur de la Nuit, Madame. Le Bien ? Le Mal ? Nous ne sommes pas au catéchisme !
1ère Professionnelle
Ah ! Pardon ! le catéchisme, ça marche, Monsieur le Président, et surtout la Nuit. Ce qui est défendu, ça marche ! Le Mal, c'est bon, non ? La Nuit ? La Nuit, rien que la Nuit. C'est elle qui arme les assassins, qui fournit les alibis un peu vaseux à l'adultère, qui désarme des juges, qui sourit aux hiboux, qui tranche sur le vif du sujet, qui emballe la vertu comme un paquet d'outre-saison qui change l'aspect des bonnes soeurs enfermées et cyniques en dedans. Les religieuses font l'amour, la Nuit, avec le Christ, enfin... on dit ça...
Le Corbeau
Assez, Madame, assez !
1ère Professionnelle
Pourquoi ? Vous croyez que les religieuses, la Nuit, n'ont pas de sexe, n'ont pas d'envolée vers cette fantastiques éternité de l'instant, quand ça leur coule comme un torrent d'inaccessible beauté et qui descend de l'entrerêve et du milieu et du sordide illuminé et de la joie faussée par leur missel qui se ferme, pas tout à fait, sur le chagrin des villes mortes et des bordels intelligents ? Vous croyez donc que les amants ne sont que des marginaux, extraversés, réunis ? Le péché est le grand camarade des vertueux de métier. Demandez donc à une soeur cloîtrée comment elle fait pour se dépendre de son Christ et de sa foi malade, Président ?
Le Corbeau
Mais... C'est déjà fait, Madame. C'est déjà fait et ça n'est pas ce que vous pensez. En tout cas, c'est dit autrement. Merci, Mesdames.
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