Léo Ferré - Avec le temps, le livre

Avec le temps, le livre

CD offert avec le livre
TU CHANTERAS - LA MAUVAISE GRAINE
(enregistrement public le 27 août 1992 à St Florentin)

sommaire du livre :
métamec
l'éternité de l'instant
pureté, chagrin d'adulte... textes léo Ferré
photographies Hubert Grooteclaes
c' est l'histoire d'un métamec
par patrick buisson

C'EST L'HISTOIRE D'UN MEC ET MêME D'UN MéTAMEC...
par Patrick Buisson

Il y a vingt mille ans qu'ils sont à leur fenêtre il y a vingt mille ans qu'ils crient dans le desert (...)Ce sont des gens d'ailleurs Les artistes

Ce double décalage est à l'origine du malentendu qui s'installe autour de Ferré.

On voudrait que les mots et la musique qui déferlent dans son "gueuloir" intérieur se choisissent un autre instrument moins âpre et moins rebelle que cette voix d'acool ardent. On voudrait surtout, pour le confort de l'esprit, baliser le précarré de ses hardiesses et domestiquer son verbe dissident dans le corset d'une immatriculation. Or, la formidable intuition qui l'habite l'incline à utiliser les formes mélodiques et prosodiques, à faire de la chanson un espace de métissage entre toutes les musiques et toutes les littératures, le carrefour d'accouplements inouïs, un lieu d'absolue transgression. Braise et boue, lumière et limon.

Je mettrai en chanson la tristesse du vent
Quand il vient s'affaler sur la gueule des pierres
La nausée de la mer quand revient le jusant
Et qu'il faut de nouveau descendre et puis se taire

Musicien et poète, Ferré porte en lui la polyphonie d'un coeur multiple qui défie naturellement le cloisonnement des genres.
Qui fait cohabiter des tendresses à la Ravel et l'accordéon musette du Piano du pauvre, des extases à la Fauré et le sax du Jazz-Band, la guitare flamenca et le rythme binaire des dérivés du rock, le violon des violonades et les hoquets du pianola.

Qui alterne dans une déconcertante marqueterie l'extrême classicisme de la facture (L'Etang chimérique, Notre amour, La Chanson triste, le Fleuve aux amants) et un souverain détachement à l'égard des choses de la syntaxe (La Zizique, Java partout, Vise la réclame, La Rue) le clair-obscur intimiste (Ma vieille branche, Le Parvenu, Chanson pour elle) et la clameur libertaire (Graine d'ananar, L'Opéra du ciel), les stances de Merci mon Dieu et l'écriture chansonnière de La Vie moderne.

Qui s'autorise indifféremment l'alexandrin et l'apocope, la rime riche et l'assonance, la césure boutonnée comme un col et le grand massacre des hémistiches, les mots précieux et les mots sapés d'un jean ou d'une "rob' de dix sacs".

Dans le contexte culturel de la France d'après-guerre, un tel mélange des styles cultivé avec suffisamment de désinvolture pour faire croire à son caractère fortuit, ne pouvait rencontrer que l'incompréhension des amateurs de "variétés".
D'où la tentation récurrente du public, encouragé en cela par le psittacisme d'une certaine critique à faire le tri dans l'oeuvre de Ferré, et à en dissocier arbitrairement les molécules en fonction de la capacité d'écoute propre à chacun.
Insidieusement, l'habitude s'installe de distinguer entre le bon grain des chansons poétiques gracieusement calibrées par le respect des formes et l'ivraie des gueulantes argotiques où la raison s'égare dans les sables du langage.

A l'expertise, les maniaques du pedigree croient pouvoir discerner à travers ce goût pour la profanation incandescente et les téléscopages de mots l'empreinte génétique des surréalistes.

Ferré, l'hérésiarque, est enfin répertorié et relégué du même coup au rang de modeste desservant dans la chapelle où Breton et quelques autres, après avoir remisé les anciennes idoles, trônent encore en majesté. Le Pape du surréalisme n'a-t-il pas lui-même accordé à l'auteur de L'amour l'onction suprême en saluant ce "poète de génie dont la rose m'embrase le coeur" ?
Léo ne figure-t-il pas parmi les trois poètes vivants que cite Benjamin Péret dans son Anthologie de l'amour sublime ?
Enfermé dans le surréalisme comme dans un caisson phonique, André Breton avait fini par donner à cette fille de l'anarchie l'aspect d'une gorgone armée d'une intransigeance hautaine et frénétique. Tout à la singularité d'une écriture qui fabrique sa propre dérive, Ferré n'entend accepter l'héritage que sous bénéfice d'inventaire.
Son indépendance farouche le tient à l'écart des écoles et des sectes, "ces phalanstères de l'imbécillité".

L'embrigadement est un signe des temps, de notre temps, écrit-il dans Poètes vos papiers, son premier recueil de poésie publié en 1956.
Les hommes qui pensent en rond ont les idées courbes... La pensée mise en commun est une pensée commune.
L'écriture automatique ne donne pas le talent.
Le poète automatique est devenu un cruciverbiste dont le chemin de croix est un damier avec des chicanes et des clôtures :
le five o' clock de l'abstraction collective.

C'est net, précis et chirurgical. Un manifeste de l'irrégularité face aux diktats de l'hermétisme fondés sur une conception pseudo-élitiste de l'art.
Et un coup de patte griffue en direction de l'avant-gardisme barricadé derrière son bavardage substantiel et sa syntaxe abstruse.

Cependant que Tzara enfourche le bidet
A l'auberge Dada la crotte est littéraire
Le vers est libre enfin et la rime en congé
On va pouvoir poétiser le prolétaire

A quarante ans d'intervalle, la rupture entre Breton et Ferré semble devoir faire écho à la déprise de ce même Breton à l'égard d'Apollinaire.
Même cause, même effets : d'un côté les adeptes d'une révolution collective déjà rattrapée par la codification et l'académisme ; de l'autre deux sourciers du langage qui se refusent à être privés de leur solitude."

Extrait du livre "Avec le temps" Editions du Chêne
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