
Seghers : Préface de Charles Estienne
Extraits de la préface de Charles Estienne intitulé "Portrait d'un homme " pour le livre sur Léo Ferré, collection "Poètes d'aujourd'hui" n° 93, Editions Seghers
Quel est ce chanteur de chansons qui se permet de tutoyer Villon en public ; qui signale aux poètes édités depuis Rimbaud - et quelques-uns sont de taille, s'ils n'écrivent pas en vers - qu'il y a aussi "le vers français" ; que l'image -dite poétique- la plus audacieuse et la plus nue, qu'elle soit paillette de l'âge d'or ou reflet d'une solitude absolue, est faite pour éclater dans l'espace réel, caresser la peau d'une femme ou brûler le nez d'une canaille ; que ceci qu'on écrit et édite - le poème- est animé d'un sens moral qui proteste de ne pas être social, de ne pas revendiquer, attaquer, affirmer par la voix même, la voix physique du poète, homme physique et moral parmi les autres ; donc que la poésie ne s'imprime pas seulement, mais... bref quel est ce monsieur, voix et chansons sur disques, qui se fout d'être un chansonnier et prétend être un poète ? C'est Léo Ferré, qui à défaut de plaire désormais aux chansonniers syndiqués, aux spécialistes qualifiés et aux intellectuels en mal de Lamartine, se fait entendre et probablement comprendre des gens qu'on dit de la rue ; comme il leur a fait entendre, pour la première fois Baudelaire.
Et des années après revient comme un écho, ou un choc en retour, le même phénomène de dédouanement, mais inverse : Baudelaire mis en musique et chanté par Léo Ferré. Dédouanement qui doit être pris au pied de la lettre, puisque l' "interprétation", si on peut dire, de Léo Ferré, a permis qu'on entende, par le truchement du disque, une voix physique et morale qui est comme celle même de Baudelaire. le disque a été généralement ignoré des spécialistes - pas du public. Belle revanche pour le poète des "Fleurs du Mal" en 1957, l'année de son centenaire. Mais les spécialistes de l'édition musicale imprimée, boudent encore, ou ignorent. Rappelons ce mot de Debussy sur son éditeur, après le succès de Pelléas : " Durand est terrible, il me réclame toujours de la copie ...". La maison Durand existe toujours place de la Madeleine.
On peut déjà naître poète de la musique, comme
Schumann ou Debussy, ou Bartok - poète, c'est-à-dire attentif
à n'admettre aucune structure qui n'ait un sens, qui ne s'ouvre sur
un monde comme sur sa fleur nécessaire, si elle en reste la racine
suffisante - on peut déjà être ce poète, et absurdement
ne pas s'en contenter, et à la faveur du nécessaire hasard de
la vie, faire accoucher la musique, la musique primordiale, de ce sens dont
elle est grosse, qui bouge en elle, et enfin le lui faire dire en clair. Et
bien entendu, ce langage en clair est un clair-obscur parfois aveuglant -
c'est ce que les auditeurs philistins de Léo Ferré nomment son
"galimatias", il est évident que le public bourgeois n'aime
pas se sentir cinglé avant d'avoir bien compris. Mais enfin, on est
en poésie, et la guerre propre du poète consiste précisement
à édifier cette "coupole dans la brume" dont parlait
un jour René Char, quitte à écarter la brume chaque fois
que ça lui chante, pour désigner l'inadmissible et appeler un
chat un chat.
En ce sens l'apparente marqueterie, ou plutôt le labyrinthe d'images
où se promène à son plaisir le poète Léo
Ferré est très situé, et on sait très bien sur
quoi il débouche, ou menace sans cesse de déboucher.
L'on n'accuse pas à partir du vide, on n'accuse qu'à partir
d'un monde détruit - l'âge d'or- dont les images parlent en nous
comme une mémoire d'avant tous les temps. Et on ne pardonne pas à
l'homme d'aujourd'hui d'être un homme de si peu de mémoire véritable,
cet homme moderne si lâche et si veule à l'égard de ces
traces à tout prendre indestructibles de l'harmonie physique et morale
si parfaitement définie et située dans la notion baudelairienne
de " vie antérieure ". Ces traces étincellent partout,
Messieurs, dans votre enfance ou dans votre amour - si vous en avez un ; c'est
en vertu de vous, si on peut dire, qu'on vous accuse ; que Léo Ferré
vous accuse ; pas en vertu de la vie future, ni du paradis à la fin
des temps : en vertu du présent.
Mais parlons technique ; parlons du vers de Léo Ferré. Ni vers classique, ni vers libre, il est évident que Mallarmé ne pourrait que répéter à son sujet : décidemment "on a touché au vers ". C'est que l'on n'est plus prisonnier d'une forme comme on l'était au temps de Malherbe et Charles d'Orléans ; on s'en sert, c'est tout. La rime n'est plus " ce bijou d'un sou " à la Banville, elle n'est jamais cette triste rime riche à la mode parnassienne, elle joue seulement son rôle vocal d'écho, elle est tout juste ce qu'elle a à être pour cela - voyez " la Chanson triste " ou " l'Eté s'en fout " - on sent que sa justification organique très simple est l'assonance :
la zizique
ça t'agrippe
et te pique
toutes tes nippes
Le balancement des rimes masculines est totalement irrégulier,
non systématique ; enfin il y a l'élision qui est d'usage non
pas seulement parce que c'est d'usage et de commodité dans " la
chanson moderne ",
mais parce que ce qui compte ce n'est pas le respect de la quantité
prosodique pour le respect, mais cette loi de l'écho qui est la loi
minimum de toute orchestration verbale - et l'une des palpitations majeures
de la musique dans le mot.
Voici donc admis - ou plutôt, retrouvé - l'esprit d'une verve
poétique à la fois archaïque et sans âge, et même
moderne, allant des " fratasies " de la fin du Moyen Age, et des
" irréguliers " anti-malherbiens de l'époque Louis
XIII ( Saint-Amant, Tristan L'Hermite) à Tristan Corbière, à
Apollinaire, au Desnos de " The Night of Loveless Nights ", en passant
par les comptines de tous les temps ; et d'un coup de chapeau à Jehan
Rictus plus qu'à Aristide Bruant, peut-être.
De toute façon c'est plus Rutebeuf et Villon que Charles d'Orléans, plus " le Poète Contumace " et " Gens de Mer " de Corbière, que " les Pauvres gens " et " Oceano nox " du père Hugo, plus " les Mains de Jeanne-Marie " et " le Bateau ivre " de Rimbaud que "le Fard des Argonautes " de Desnos.
Bien entendu je ne parle pas d'influences mais d'apparentements,
de cousinages moraux et mentaux. Part faite, dans la poésie de Léo
Ferré, à la technique presque virtuose, parfois, qui soutient,
accompagne la floraison baroque des images, leur coulée automatique
; part faite, aussi, à ce jeu du populaire et du savant qui s'exprime,
entre autres, par cocasserie phonétique la plus " nature "
, il y a dans la voix noire et âpre, brusquement éclairée
de syncopes étrangements tendres, qui est la voix même de cette
poésie, un écho de cette voix du grand Moyen Age noir qui disait,
au nez des Puissants et en haine d'eux, et en amour des Petits, les "
Dicts du monde " et les " Moralités ".
Son propos, du poète du " Temps des roses rouges " et de
" Merci mon Dieu ", c'est peut-être un autre Roman de la Rose,
mais c'est autant Jean de Meung que Guillaume de Lorris.
Et puis, il y a la musique. La musique, pour Léo Ferré,
ce n'est pas seulement la scansion du propos et son enrichissement, la robe
d'apparat ou de misère qui habille le fait ou le dénude, le
tapis harmonique où le poème s'avance à son pas, son
pas fixé par le musicien, c'est aussi, c'est d'abord un besoin sensuel
et spirituel, la résolution de toutes sortes de problèmes, d'obscurités,
dans la plénitude harmonique. L'on a plaisir, joie ou peine, et l'on
fait des mélodies que l'on ne chante que pour se plaire à nouveau,
ou se plaindre - se " complaindre ".
Il y a un terme du vocabulaire technique de l'harmonie qui dit admirablement
ceci : c'est le terme d' " acciatura ". Ecrire une " acciatura
" c'est proposer, pour un même accord, la dissonance et sa résolution.
Le discours poétique de Léo Ferré est parsemé
d' "acciatura ", entendons par là que le tissu même
de ce noir âpre et sourd dont il est fait semble parfois se détendre
et s'éclaire alors brusquement de tous ces souvenirs, ou ces regrets
de la lumière, qui sont ensevelis en lui, mais non abolis. C'est comme,
sous un ciel d'orage où souffle la bise, la brusque décharge
électrique qui donne l'averse de printemps, la trouée de ciel
bleu, et l'odeur des fleurs. "