ET ....BASTA !

Poème de Léo Ferré



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La vie ne tient qu'à un petit vaisseau dans le cerveau et qui peut déconner à n'importe quel moment, quand tu fais l'amour, quand tu divagues, quand tu t'emmerdes, quand tu te demandes pourquoi tu t'emmerdes.
Il faudra que je prenne un jour quelque distance et dire à qui voudra mon style de pensée et de vie et de mort et je m'en monterai doucement du fond de l'An dix mille...

Je suis le vieux carter d'une Hispano Suiza
Une première femme: six ans de collage administratif.
Une deuxième femme: dix-huit ans de collage administratif.
Elles ne me voient plus que publiquement, elles savent, elles me connaissent
Moi je ne les vois plus publiquement
Si je les rencontre, alors... alors...
Les rides ça s'apprend petit à petit. Je sais.
La vieillesse c'est une façon de coup de poing dans la gueule
Au-dessus de trente ans, allez... allez vous faire foutre.
Moi, j'ai cent mille ans. C'est pas pareil. Je suis un mort en instance et je vous regarde.
On se demande ce qu'on fout à se multiplier par deux
Deux cœurs deux foies quatre reins... Je suis seul et je pisse quand même.
Le couple ? Voilà l'ennemi ! Je t'aimais bien, tu sais ?

Les souvenirs s'empaquettent négativement
La mémoire négative, c'est une façon de se rappeler à l'envers, c'est plus commode
Les ombres passent, un peu grisées
On pense à des gravures pleines de roussures, sans grand talent qui dépasse de l'encre rapportée Les souvenirs n'ont pas de talent, ils végètent dans un coin du cerveau
Un amas cellulaire qui s'ennuie et qui perd sa charge. Comme une batterie.
La matrice nourricière ? Il y a urgence. Le piment, le vrai, c'est celui qu'on rajoute.
Une femme inventée ne déçoit jamais, seulement, il faut tout le temps en changer. L'invention permanente, tout, les dentelles, le savoir tout en dedans du dedans...
L'érotisme c'est vraiment dans la tête
Et puis, pas tellement que ça...
Une jupe, un cul de hasard et le reste...
Les collants... C'est de la pure imprécation
J'ai besoin de les arracher ces cuirasses fileuses
La femme en collant peut partir à la guerre, comme au Moyen âge...
Quelle horreur, quelle défense d'entrer dans le jardin avec des fleurs...
Mener un train d'enfer à une pépée maxi, le long du fleuve, une pépée tout encerclée d'idées reçues. Et pas moyen de lui griffer la chatte
C'est vraiment dégueulasse la moralité publique
L'enfer ? Une façon de voir et de se laisser voyant.

Ni dieu, ni maître, ni Eros, ni collant.

Des bas oui, des bas, avec un peu de cette blancheur qui tend à une géométrie particulière
Un peu de cette blancheur des fois tirée vers le malheur et puis l'angoisse du déjà vu
Du déjà pris
Je sais de toute éternité que tu n'es pas à moi
Rien n'est à moi que l'illusion et encore Je l'invente tellement cette illusion
Quand je la rencontre, l'Illusion, elle m'est déjà ancienne et chiffonnée
Salut! ma petite Camarade, Salut !

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Mes illusions je les arrange, quand je n'ai pas envie de leur parler et de leur dire qu'elles ne sont là que parce que c'est l'usage
Elles deviennent mes souvenirs controuvés.
Le moulin de Pescia
Le papier
L'odeur
Ce type empaqueteur
Cette machine à pointer, en bas,
Ce soleil de Mars et cette brume en préface à la belle journée se préparant, se fardant de nuages discrets et prometteurs de belles coulées de ciel dans ce bleu d'aventure et changeant comme change ta vie à chaque instant, à chaque millième de seconde toi, vieillissant au fil de moi maintenant que je pense à toi, t'écrivant, te dictant, t'improvisant aussi comme une musique de messe noire
Ce péage avec ce mec au mois, qui s'en fout,
Caron d'un macadam déroutant, compteur du trouble et de l'ennui
Ces accidents abstraits que je m'invente au hasard des 150 à l'heure
Ce retour dans le bleu et cette façon de ne pas être dans le siècle tout en y roulant Cette descente vers les chiens et leurs paroles rassemblées
Cette pintade mise en route et mes fureurs de cuisinier sentant mouiller la casserole et s'attacher à un désespoir ailé
à des oiseaux traqués dans des caisses avides
Et tout ce néant de la merde qui monte à mes babines
Ce code pénal particulier qu'on devrait pouvoir lire en petites notes en bas de page du livre des recettes
Cette soirée après les autres
Cette machine qui tant et tant dactylographe
Ces cris perdus quelque part et que je n'entends pas et qui retrouvent un cœur saignant
Ce pain de seigle qui s'éternise sous la dent dure du couteau scie
Les choses manufacturées qui souffrent à travers celui qui les a machinées
Et ces choses qui souffrent dans l'idée de celui qui les regarde
Ce piano, ma maison ancienne, anciennement la mienne et cette humide honte les touches qui s'étaient décollées et des larmes qui me venaient d'un chagrin de Czerny
De Debussy aussi
Cette horrible aventure qui a désossé mon piano en attendant qu'on nous le coupe en deux pour en avoir son dû... La moitié
Mais la moitié de la musique ? La moitié de ma tête ? La moitié du sentiment banni ?
Le code civil distribué en bandes dessinées aux imbéciles inadaptés
Ce parfum de la nuit comme une pièce de piano de Debussy jouée par Gieseking
Cette passion de passionner tout ce qui se passe autour de moi
Les loups promis
Les gufi
Les araignées dessinées avec leur toile sur ce gadget tire-lire avec son cadavre peint en vert et qui salue
Cette envie de passer vite très vite et puis quand même m'attarder sur le bestiaire de ma mie La source et le cloaque
ça dépend du contexte
Les chiens c'est comme les gens: avec un os ça grogne.

Ni dieu, ni maître, ni mie, ni bestiaire, ni gens, ni os.

La solitude est une configuration particulière du mec: une large tache d'ombre pour un soleil littéraire
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La solitude c'est encore de l'imagination
C'est le bruit d'une machine à écrire
J'aimerais autant écrire sur des oiseaux chantant dans les matins d'hiver
J'ai rendez-vous avec les fantômes de la merde
Les jours de fête, je les maudis, cette façon de sucre d'orge donné à sucer aux pauvres gens, et qui sont d'accord avec ça et on retournera lundi pointer.
Je vois des oranges dans ce ciel d'hiver à peine levé
Le soleil, quand ça se lève, ça ne fait même pas de bruit en descendant de son lit ça ne va pas à son bureau, ni traîner Faubourg Saint-Honoré et quand ça y traîne, dans le Faubourg, tout le monde s'en rengorge. Tu parles ! ni rien de ces choses banales que les hommes font qu'ils soient de la Haute ou qu'ils croupissent dans le syndicat. Le soleil, quand ça se lève, ça fait drôlement chier les gens qui se couchent tôt le matin
Quant à ceux qui se lèvent, ils portent leur soleil avec eux, dans leur transistor.
Le chien dort sous ma machine à écrire. Son soleil, c'est moi
Son soleil ne se couche jamais... Alors il ne dort que d'un œil
C'est pour ça que les loups crient à la lune. Ils se trompent de jour.
Les plantes ? Les putes ? Les voitures
Cette voiture aussi qui débordait... C'était terrible... Qu'est-ce qu'on riait !
Et je rêve aujourd'hui d'une voiture monoplace...
Et ce bois de chauffage qui s'est gelé des tas d'hivers en attendant mon incendie...
Je vous apporterai des animaux sauvés, l'innocence leur dégoulinant des babines ou de leurs yeux...
Je mangerai avec eux, de tout, de rien.
Je boirai avec eux le coup de l'amitié et puis partirai seul vers un pays barré aux importuns Presque tous.
Je suis un oiseau de la nuit qui mange des souris
Je suis un bateau éventré par un hibou-Boeing
Je suis un pétrolier, pétroleur de guirlandes et de marée plutôt noire comme mes habits, et un peu rouge aussi, comme mon cœur
J'aime
La multitude
La multitude
Les chiens
Les hiboux
Les horreurs
La multitude
Les chiens
Les hiboux
Les horreurs

68 / 73 NON STOP

Dans la Cité il y a la fête allez-y. Je t'invite à y boire
à mon malheur, à mes cheveux, à mes parents, à mes avions hiboux
Comme en 747
En 747 je vous le dis Tous ces rampants iront brouter du fil coutil
Des ténèbres et du sang mijoté dans des endroits particuliers
Dans des endroits comme à la gauche du sacripant dont vous avez décidé que je sois le souteneur patenté, indécis, frivole et centenaire.
Les comptes à rendre ne sont jamais à prendre
Je vous rends des comptes que je n'ai jamais eus
Que vous m'avez comptés, dûment, précisément.
Les équations sur le grand huit de der ça me fait bien rigoler.
Cette chanson qui tant et tant me désespère
Et que je ne vous chanterai jamais
Je n'ai plus de voix pour vous PLUS PLUS PLUS

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68 / 73 NON STOP

Comme un voilier dans les descentes vers le Sud
En autoroute et des voiliers roulant
Foutez-m'en vingt litres, Camarade !
Je descends à la proche banlieue
Celle qui se défait vers le quinzième, You see ?
Cette banlieue de mes défaites et de votre Vertu, Camarades
Allez-y le sang n'est plus de Une le sang des réverbères gauchisants
Dans les aciers de cet Orly où je m'envole
Vers où ?
Devine !
Je sais des vagabonds pleins de sous de sonnaille et qui sonnent dans les soirs tristes de Paris
Quand je m'envole et quand tu assassines ce petit enfant
Cet enfant du malheur auquel je fais des signes
Et puis qui me regarde me mirant dans l'eau verte de ses beaux yeux
Ah la passion des clairs obscurs sur les minuits
Quand nous allions vers les mirages et les bifs de carême
Je suis Perhaps Perhaps Peut-être Magari...
Et toi et Lui et Vous et Elle
Elles... Elles ont toutes une cicatrice qui nous fait des blessures
Elles ont toutes un entre deux sur lequel je dégueule
Partons partons
68 Cette marée rouge et moirée
Le 10 comme un chiffre soumis
Le 10 du mois de Mai de cet An de soixante et huit
Non stop au carrefour T'es dingue et je poursuis une comète
Non stop Ô la tendresse de ces soirs inventés
De ces soirs sans heure sans compagne dans le siècle un peu puant d'étoiles
Non stop sur une bulle comme une idée poignante
J'ai l'invention qu'il faut pour me tirer de vos outrages
L'outrage le plus absolu est cette poignée de main avec dans l'idée une potence
Et le sourire le sourire Camarade
Le sourire c'est de la peur comptée d'avance
Le sourire c'est une prescience d'outre-tombe
C'est un peu la tendresse des insoumis
Ce sourire dis-donc !
Qu'est-ce que le sourire en dedans de la tête comme une ride intelligente ?
Quand les rides ça se met à être intelligent c'est ce qui fait le monde clos.

Ni dieu, ni maître, ni code ni quoi ?


PAS VRAI, MEC ?

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