Léo Ferré - Je suis

Extrait du coffret CD "Léo Ferré 84"
Spectacle enregistré au Théatre des Champs-Elysées


"je m’invente aujourd’hui des chemins de traverse, je ne suis plus de chez vous, j’attends des mutants, biologiquement, je m’arrange avec l’idée que je me fais de la biologie, je pisse, j’éjacule, je pleure, il est de toute première instance que nous façonnions nos idées comme s’il s’agissait d’objets manufacturés, je suis près à vous procurer les moules mais...
La solitude

Viens avec moi et Baudelaire on t’invite en voyage et tu ne retourneras pas, devine pourquoi

Léo Ferré - Je suis

Mon enfant ma sœur
songe à la douceur
d’aller là-bas vivre ensemble
aimer à loisir aimer et mourir
au pays qui te ressemble
Là tout n’est qu’ordre et beauté
Calme, luxe et volupté

Les moules sont d’une texture nouvelle, je vous avertis, ils ont été coulés demain matin. Si vous n’avez pas, dès ce jour, le sentiment relatif de votre durée, il est inutile de vous transmettre, il est inutile de regarder devant vous, car devant c’est derrière, la nuit c’est le jour et...
Si tu comprends pas bien ce que cela veut dire « viens » je peux te parler dans la langue à la mode qui va très bien avec ce quartier d’ailleurs « Come on year, come on »

Là tout n’est qu’ordre et beauté
Luxe, calme et volupté
Vois sur ces canaux dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde
C’est pour assouvir ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde

Il est de toute première instance que les laveries automatiques au coin des rues soient aussi imperturbables que les feux d’arrêt ou de voie libre. Les flics du détersif vous indiqueront la case où il vous sera loisible de laver ce que vous croyez être votre conscience et qui n’est qu’une dépendance de l’ordinateur nerophile qui vous sert de cerveau et pourtant...

Là tout n’est qu’ordre et beauté
Luxe calme et volupté
Là tout n’est qu’ordre et beauté
Luxe calme et volupté

Le désespoir est une forme supérieure de la critique. Pour le moment, nous l’appellerons "bonheur", les mots que vous employez n’étant plus "les mots" mais une sorte de conduit à travers lequel les analphabètes se donnent bonne conscience

Et

Allez viens

C’est facile pour moi de te dire viens, moi, ce soir j’ai fini, demain, je m’en vais, je retourne en Italie, dans ma maison, et alors, ça a l’air d’être comme ça, on dit aux gens, « Allez, viens et puis on s’en fout, hein ? » mais là il y a peut-être un moyen, c’est pas sûr mais je t’apprendrai, il y a peut-être un moyen pour que tu viennes avec moi dans un pays fantastique absolument méconnu, connu actuellement par moi, comme ça, je ne le dis pas, je ne le dis qu’aux gens qui viennent m’écouter chanter...
Et alors, ce soir,quand tu partiras, quand tu rentreras chez toi, quand tu auras fini avec toutes tes manies, si tu as des manies, essaie de les supprimer, mais enfin des fois,les manies c’est très long à supprimer, on met un peu son temps, quoi, quand tu en auras fini avec ta dernière cigarette, avec ton chat , si tu as un chat, avec ta femme si tu as une femme, avec sa chatte, si elle a une chatte, quand tu auras fini avec tes mômes, avec tout, quand tu plongeras dans cette mort figurée qui est le sommeil -
Tu nais tout seul tu meurs tout seul entre les deux, il y a des faits divers, des faits divers que je te souhaite de choisir, parce que la plupart du temps, ces faits divers, ils te sont imposés, alors fais tout ce que tu peux pour garder tes faits divers à toi. De toute façon, tu nais tout seul, tu meurs tout seul, entre les deux dates, je te disais il y avait des faits divers- alors quand tu as éteint ta lampe tu es vraiment seul hein ? alors à ce moment là tu appuies sur tes paupières comme ça et puis tu verras au bout de dix secondes- tu as du le faire quand tu étais petit on te la fait faire ça- il y a des couleurs tu lâches ta main et il y a des couleurs qui t’apparaissent, fantastiques et puis c’est pas celles- là, il faudra les garder mais avec une autre couleur que tu ajouteras mais pas n’importe laquelle, le mauve, non pas le mauve des lilas, non pas comme le mauve de la glycine, même le mauve de la bruyère même quand elle est d’Apollinaire ;
Non, le mauve qui se trouve derrière les yeux de ton camarade, le mauve qui se trouve derrière les yeux de ta camarade à l’instant, à l’éternité de l’instant de l’amour

Ah si tu ne connais pas, viens aussi avec moi je t’apprendrai, c’est fantastique ça

les hommes mesurent le temps, la seconde un , deux le dixième de seconde, … le centième de seconde, le millième de seconde, le dix millième de seconde, le cent millième de seconde, le millionième de seconde, le dix millionième de seconde en trois quatre ans , il parait une sorte de computer qui va mesurer le milliardième de seconde, je ne sais pas comment il font mais alors là c’est extraordinaire car dans une seconde il y a un milliard de milliardième forcément, cent milliardième, deux cent milliardième et ça n’en finit plus.

En Sicile, on a découvert il n’y a pas longtemps la preuve qu’il y avait des hommes debout déjà il y a trois millions cent cinq mille ans et si parmi ces hommes il y avait eu une sorte de type du CNRS qui s’emmerdait dans la nature comme ça et qui c’est dit je vais compter de la première seconde à la seconde bon, il aurait commencé et ce soir il serait là avec moi parce que évidemment, il m’aurait connu depuis forcément il serait là à compter et il n’en aura pas fini et les hommes mesurent le temps, tu rigoles, non, ça me débecte çà, ça me débecte vraiment

et alors quand j’étais petit...

Je vais trop vite, là, parce le mauve, oui quand tu as trouvé ce mauve là, tu verras Léo avec toi et on partira là-bas, ah là-bas c’est magique, c’est extraordinaire c’est comment dire c’est les larmes, les larmes c’est beau, la musique c’est les larmes, et il n’y as pas de sexe il y a autre chose, il n’y a pas de sexe, enfin quand tu auras trouvé ce mauve tu entendras une voix qui te parlera comme ça après je vais te traduire c’est pas facile écoute bien « mumu Léo je vais essayer de traduire ils ont eu beaucoup de mal à apprendre, à dire mon nom mais ils ont insisté alors je leur ai appris cà a mis, ça a dû mettre quelque chose comme huit millions d’années hein parce que leur langue à eux c’est fantastique mais ils me l’ont appris parce qu’ils m’ont dit « Léo t’es doué alors on t’apprend la langue et tout de suite je l’ai su alors tout de suite : « ……je te traduis maintenant : « Là bas quand tu viendras avec Léo tu trouveras un crépuscule tout déshabillé et vous l’habillerez avec le mauve de derrière les yeux de ton camarade, le mauve de derrière les yeux de ta camarade et puis tu prendras le crépuscule habillé comme ça en le prenant par le bras par les épaules et puis en bas il y aura le soleil, il sera un peu jaloux comme ça et qui vous dira vous savez mes chers amis demain matin je me lève à l’ouest parce que l’ouest c’est comme l’est et où irais je je vous le donne en dix mille, en cent mille, je m’éteindrai je m’éclairerai à vous ce jour là le soleil il est devenu beaucoup moins con

Léo Ferré - Je suis

et puis là bas on trouvera le cheval de mon enfance, mon grand-père était cocher de fiacre à Nice dans les Alpes Maritimes c’est mon père qui me l’a dit car évidemment il était mort très jeune alors moi j’ai toujours regardé les chevaux avec affection, je pense aussi à Nietsche qui avait vu un cocher, ce n’était pas mon grand-père celui-là qui battait son cheval de fiacre et Nietsche est allé se pendre au coup du cheval pour l’embrasser c’est fantastique ça si vous ne le saviez pas je vous l’apprend et il est devenu fou si il n’y a que les fous qui empêchent qu’on batte les chevaux alors c’est terrible et alors ce cheval je lui parlais quand je le rencontrai à Monaco c’est un cheval qui n’était pas bête du tout il m’avait compris tout de suite, je le regardai quand je passai je le regardai il dit : Alors Léo, alors ça va ? je dis : « Je peux venir avec toi » « t’es pas con, non ? moi, je suis bien comme ça et puis fais gaffe, Léo, les hommes c’est pas du tout cru

Alors en 1925, quand j’avais neuf ans, oui , parce que j’envoie la couleur maintenant, je dis mon âge parce que il faut bien... qu’on me trouve un défaut, alors on a trouvé ça, alors moi je le dis :

je suis né le 24 août 1916 à quatre heures de l’après-midi.
Ma maman avait été accouché par une sage-femme qui s’appelait Madame Rigoni ; et quand j’avais quatre ans, ma mère m’a dit :
" Tu vois, ça, c’est Madame Rigoni, c’est elle qui est venue prendre le choux " Oui, je n’ai pas dit à ma mère, même à cette époque là, que cela me faisait rigoler parce que je savais que ce n’était pas le choux. J’étais dans la rue, je savais tout mais je ne lui ai rien dit, par respect pour elle, et alors je dis comme ça que je suis né le vingt quatre août 1916 ça fait que, maintenant, si vous faîtes le calcul , je l’ai fait l’autre jour,ça fait ...soixante sept ans, sept mois et des poussières, oui, c’est ça, mais il faut le dire... comme ça on m’emmerdera plus, non ?

Il y a des journalistes très gentils et des copains à moi, ils ont besoin de nous et on a besoin d’eux. Il y a de très gentils et c’est vrai, je le dis parce qu’il y a des types très bien. Il y a des journalistes qui ne sont pas comme ça. Alors, j’en ai rencontré un, en fin septembre 1981. Quand il m’a vu, il m’a dit :
" alors, Ferré, on vieillit ?
Alors, j’ai fait ça (Léo compte avec ses doigts) et j’attendais qu’il me parle. Forcément, il allait me parler, ce qu’il n’a pas manqué de faire. Alors, il me dit : "Mais qu’est ce que vous faites là ?"
" Je compte les secondes pendant lesquelles vous vieillissez aussi, Monsieur. Foutez le camp ! "

A propos de journalistes, je vous raconte une histoire parce qu’elle est extraordinaire et que les gens ne la connaissent pas.
Raimu, l’acteur de cinéma que vous connaissez qui est mort en 1946, il avait toujours un sourire mi figue -mi raisin, mi champs elysées - mi aubervilliers ;on ne savait s’il souriait. C’était un type pas mal.
Un jour, il avait joué le Bourgeois Gentilhomme et le Malade imaginaire à la Comédie Française et il y a un journaliste d’un journal, je ne me souviens jamais de ce journal, mais après ça me revient, il s’appelait il y a deux mots dedans il est en train de changer de nom, il y avait le mot soir de toute façon dedans, en deuxième partie il y avait le mot soir, après ça me reviendra.
Raimu a fait demander par son secrétaire d’être reçu par le journaliste en question qui l’avait étendu comme une vieille banane, et alors le journaliste évidemment l’a reçu.
Léo Ferré - Je suis Il est arrivé à France-soir ou Paris-soir, je ne sais pas, -c’est toujours la même maison d’ailleurs, le même immeuble - et alors, Raimu, il est allé à onze heures du matin voir ce journaliste qui l’a fait asseoir en face de lui et voilà et il ne parlait pas. A un moment donné, il lui a dit :
" ah, vous êtes venu pour parler de votre prochain film, peut être que vous allez tourner dans un studio près de Paris ou bien à l’extérieur mais quel metteur en scène ? quel sujet ? Peut-être, vous allez..."
et l’autre, toujours mi figue -mi raisin, mi croissant - mi orange, (l’orange, des fois, elle était acide et le croissant il n’est pas mal) et il ne parlait pas et l’autre à un moment il a allumé une cigarette et puis, il ne savait plus quoi dire, s’il devait parler, s’il ne devait pas parler, s’il devait dire quelque chose et à un moment, Raimu, au bout d’une demi-heure, il s’est levé :

" Au revoir, Monsieur, j’étais venu vous voir travailler."

Ma maman m’a amené à la gare de Monte-Carlo, donc, en 1925, c’est pour ça que je vous ai parlé de 1925, c’est pour ça que j’ai dit l’histoire de mon âge, que j’ai dit que j’avais neuf ans, comme ça, c’est beaucoup plus vite fait.
Alors, elle m’a emmené à la gare de Monte Carlo et elle m’a dit... - oui, j’ai oublié de vous dire que, quand j’étais petit, à l’âge de quatre ans déjà, ma mère me disait : "tu sais, tu regardais toujours les femmes"
"Je regardai tout quoi"
elle dit : "non, tu regardais les femmes comme ça, avec les yeux qui n’étaient pas les yeux d’un enfant". Moi, j’ai toujours regardé les femmes, toujours, encore, hein ! bon. Ma mère m’a dit :
"tu sais, tu regardais aussi les religieuses"

ah j’ai dit : "Oui, maman"

elle m’a dit : "Pourquoi ?"
" Et parce que, tu comprends, cette espèce de houppelande qui traînait par terre et alors, tu sais, maman, j’avais envie d’aller voir comme ça"
Alors, elle m’a regardé avec les gros yeux.
Je dois dire que,aujourd’hui encore, enfin... c’est difficile et alors……. - je pense à la religieuse et alors j’oublie tout -

Quand on est arrivé à la gare, ma mère dit :

"voilà, Monsieur "
" Non, Madame !"

Alors, qu’est-ce que je vois : un homme - parce que moi, dans la rue je regardais les femmes mais pas les hommes - et là, j’ai vu un homme avec une robe qui avait dû être noire, je ne sais pas comment elle était, elle était un peu , il y avait de tout dedans du jaune , du violet mais pas l’autre violet et puis, avec un rabat qui avait dû être blanc, alors là, pour voir s’il avait été blanc, il fallait vraiment chercher, il fallait aller comme ça, moi, je n’osais pas parce qu’il fallait enlever des choses dégueulasses et alors j’ai regardé ce type, j’ai regardé ma mère et je me suis dit : c’est un homme qui a une robe; comment ça ce fait ça.

ma mère lui dit :

"Voilà, Monsieur "
" Non, Madame !... Cher frère"

Si tu n'as jamais vu les frères des écoles chrétiennes, même dans un bocal, il faut y aller, il faut aller voir, ça vaut le coup ,crois-moi ,et alors ma mère avait dit :

"Voilà, Cher Frère , je vous apporte Léo Ferré"
" Non, Madame !"
ma mère me regarde
je la regarde

"Léo 38"

Ah..... j’ai compris.
Pendant huit ans, je me suis appelé trente huit et après, on s’y fait parce qu’il y avait les autres. Il y avait un qui s’appelait 17, l’autre qui s’appelait 22, il y avait un qui s’appelait 177 et puis il y en avait un, pourtant il était con, qui avait poussé la prescience jusqu’ à s’appeler 68.

On était en prison.

Léo Ferré - Je suis

Les enfants en prison, ils ne savent pas qu’ils sont en prison. Les hommes qui sont dans les prisons des hommes, ils savent pourquoi d’abord, la plupart du temps, et puis, ils peuvent, comme je dis, cracher mentalement à la gueule de ceux qui les y ont mis, de ceux qui les maintiennent, n’est-ce-pas ?tandis qu’un enfant, il ne sait pas, non pas parce qu’il n’a pas de salive, il en a, mais il n’y pense pas parce qu’il ne croit pas qu’il est en prison.
Il souffre sans savoir que c’est une prison.
Moi, il y avait des murs de deux mètres cinquante ou trois mètres en pierre et je n’ai pas le souvenir d’un copain qui est allé faire le mur.
Une fois, j’ai essayé de faire le mur par le portail, alors ils m’ont pris tout de suite mais vous savez pourquoi, les enfants, ils ne se rendent pas compte. En tout cas, quand j’étais petit, moi, quand j’étais petit, c’était pas drôle.

Les enfants, malgré un livre où j’avais lu, quand j’avais douze, treize ans, que les enfants étaient des philosophes et des poètes, les enfants, vous savez ce que c’est les enfants, le drame des enfants, c’est qu’ils sont des enfants."

.../...

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