Léo Ferré, préface Les chants de la fureur

LES CHANTS DE LA FUREUR
Préface de Mathieu Ferré (extraits)


Ecrire sur Léo est pour moi difficile, je ne suis pas un intellectuel, mais plutôt un paysan, c'est vous dire. Je laisse le soin aux biographes et autres acolytes la tâche d'écrire sa vie, ou tout du moins ce qu'ils pensent en savoir ou en avoir compris. Mon père est pour moi comme un de ces chênes centenaires, majestueux et rares. Lorsqu'on l'aperçoit de loin on ne voit que son imposante présence, on se dit : "j'aimerais bien m'abriter au-dessous, à l'ombre et au frais et me sentir au bon endroit." En s'approchant, on commence à mieux le voir, une branche cassée par-ci, par-là, une certaine rugosité dans l'écorce, une pancarte "Interdit de chasser" clouée par un abruti, plein d'oiseaux qui ont fait leur nid et qui sifflotent, bref tout un petit univers. On s'aperçoit aussi que pratiquement rien d'autre ne pousse dessous. C'est la loi du plus fort ! Et c'est bien ainsi.

Dans ma vie j'ai appris à me méfier des gens, et je me rends compte aujourd'hui que Léo a souvent été entouré de personnes qui un jour ou l'autre auraient bien scié le chêne centenaire et laissé pousser autre chose à la place. Que ce soit des femmes, des secrétaires, des amis, des collègues, tous ou presque tous, à un certain moment, se prennent pour des artistes. De là découle tout un tas de malentendus, qui souvent se sont terminés par d'inéluctables et, parfois même, de violentes ruptures. Je n'ai jamais compris cela, c'est mon côté paysan probablement qui m'en empêche. Moi, le chêne centenaire, je veux le protéger ! J'irai même jusqu'à interdire à certains de s'en approcher. Ça se mérite de se reposer au pied de son tronc. Car comme dans la vraie vie, ce beau chêne, quelques-uns voudraient bien le couper, pour aller compter combien d'anneaux il a, en mesurer tout ce qui est mesurable, le disséquer quoi ! D'autres y mettraient volontiers du Roundup pour le faire crever et construire des pavillons à la place, d'autres encore le défendraient coûte que coûte. Il y en aurait même qui habiteraient dessus.

Les uns se bornent à savoir ou à découvrir quand telle chanson ou tel texte ont été écrits. Les autres ont avancé une théorie du pain perdu, selon laquelle Léo aurait écrit à un moment donné quelque chose, pour s'en servir des années plus tard. Je ne vois pas en quoi cela peut gêner, encore un qui se prend pour un artiste ! À moins que ce ne soit une façon d'insinuer que Léo s'est arrêté d'écrire en 1973, insinuation qui me semble ne mener nulle part. Je vous donne un scoop : Léo a tout écrit le 24 août 1916, en une seconde il a écrit ce qu'il devait. Le pain perdu, qu'est-ce que c'est ? Un dessert fait de pain rassis destiné à être jeté. Mais ce n'est pas ce que faisait Léo. Je parlerais de découpages ou collages.

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Léo Ferré est à la fois mon père - que j'ai aimé et que j'aimerai jusqu'à la fin de mes jours - mais qui malheureusement n'est plus de ce monde, et un Auteur, un Poète et bien sûr un Musicien qui, lui, restera bien plus longtemps que toutes les polémiques, les haines, les procédures, les personnes qui se le sont approprié, les muses, les directeurs des maisons de disques, les journalistes, les tutti quanti.

C'est pour moi, pauvre paysan que je suis, déjà un exploit d'avoir écrit ces quelques lignes. Quant à la littérature annexe sur Léo (biographies et autres livres inutiles, remplis bien souvent d'aigreurs mal digérées), elle ne restera pas longtemps sur les rayons des librairies, à la différence j'en suis sûr de l'oeuvre de Léo.

Je m'efface, pour laisser enfin place à la lecture qui compte, celle de l'oeuvre, qui est telle l'Afrique : si tout le monde sait où elle est, peu s'y aventurent, par peur de l'inconnu, par peur de se remettre en question. Bonne chance dans ce continent ferréen rempli d'amour, de passion, de révolte et de coeur.

Mathieu Ferré

--------- Pour aller plus loin : -------------

A l'occasion des vingt ans de la mort de Léo Ferré, les Editions La Mémoire et la Mer et les Editions Gallimard
s'associent pour publier une somme presque exhaustive des textes du poète. De L'Opéra du ciel à Métamec,
ce livre rend compte mieux que tout autre de l'évolution spectaculaire de l'écriture en presque cinquante ans.

Pour l'amateur il n'y a pas à chipoter : c'est THE livre.
Alaric Perrolier - 2016

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